Posséder une petite expérience du milieu académique français, en particulier dans le domaine de la sociologie, n'aide pas vraiment à comprendre l'estime dont semble bénéficier, auprès du grand public, un Ulrich Beck, et encore moins à saisir en quoi ce qu'il écrit peut bien relever du domaine en question. Son succès soudain, obtenu en 1986 avec cette Société du risque aujourd'hui traduite en plus de vingt langues, mais qui le voyait s'éloigner à grandes enjambées de sa spécialité d'origine, la sociologie du travail, s'explique sans doute largement par la coïncidence entre la publication de ce volumineux ouvrage et un événement majeur, la catastrophe de Tchernobyl. Considéré d'un point de vue local, l'ouvrage ne possède pourtant aucun de ces caractères qui font la qualité scientifique d'un travail sociologique, mais relève plutôt d'une sorte de philosophie sociale et politique assez clairement engagée. Ulrich Beck, pour aller vite, fait bien partie d'une catégorie assez fournie et très appréciée des lecteurs de quotidiens sérieux, celle de ces intellectuels toujours prêts à vous expliquer comment fonctionne le monde d'aujourd'hui sans toutefois juger nécessaire d'apporter le moindre élément de preuve à leurs affirmations. Ceci explique pourquoi, dans le champ universitaire hexagonal, son influence reste minime, confinée pour l'essentiel à une simple mention dans les bibliographies des spécialistes du risque. L'exception en la matière, et cela n'étonnera guère, reste le propre de Bruno Latour ; il n'est pas dit qu'elle contribue beaucoup à améliorer la réputation de l'un comme de l'autre.

Dans une tribune occupant une pleine page dans le Monde de dimanche, Ulrich Beck se réjouit : la fin du monde électronucléaire est enfin arrivée. Contre les nouveaux convertis tels le journaliste britannique George Monbiot dont, par pure tactique, il cite en début d'article quelques propos qu'il s'attachera ensuite à contredire, il développe un argumentaire qui s'appuie sur les exemples de Tchernobyl et Fukushima pour proclamer une certitude, celle de l'inéluctabilité d'un accident nucléaire majeur. Ces quelques lignes lui suffisent pour sortir du champ de la rationalité scientifique. Car si seul le pire est certain, aucune entreprise humaine n'est possible puisque, forcément, les barrages cèdent, les immeubles s'effondrent, les usines explosent, et il ne reste alors qu'à attendre le prochain astéroïde qui dévastera la planète, ce qui arrivera forcément puisque cela a déjà eu lieu. L'objection, on se doit de le reconnaître, reste un peu simple, et Ulrich Beck en tient compte : l'énergie nucléaire, d'après lui, se distingue des autres technologies en ceci que les conséquences d'un accident majeur laissent leur empreinte pendant des générations. À l'inverse, les énergies alternatives ne font courir "aucun de ces risques dont les conséquences ne s'arrêtent à aucune limite temporelle, géographique ou sociale", une formulation que l'on retrouve à l'identique, avec d'autres arguments réemployés pour cette tribune, dans un entretien accordé à la FAZ en avril dernier. Introduisant la dernière barre de contrôle dans le dernier assemblage du dernier réacteur allemand, Ulrich Beck dévoile la solution qui a sa préférence, démocratique, décentralisée, individuelle, illimitée, sans danger, et qui durera aussi longtemps que la terre elle-même, le soleil. Ainsi prendra fin la brève parenthèse de l'électronucléaire, et le virage énergétique, mettant "à bas l'ordre qu'a produit l'alliance néolibérale entre le capital et l’État" marquera la revanche du politique et l'émergence d'une "coalition d'un nouveau genre entre les mouvements de la société civile et l’État". Dans cette mutation sans retour, l'Allemagne, et Angela Merkel, montrent un chemin qui, loin des critiques qui n'y voient que l'effet de la profonde irrationalité germanique et d'un opportunisme politique précipité, se trouve être celui d'une nouvelle modernité dont Ulrich Beck est le prophète.

L'ennui avec la philosophie, c'est qu'elle se satisfait pleinement de vivre dans un monde idéal, alors que le sociologue ne peut se détacher de cette réalité qu'il a fonction d'étudier. Certains des arguments d'Ulrich Beck se heurtent à des limites économiques et sociales, d'autre sont, volontairement, absolument spécieux. Postuler une identité entre Tchernobyl et Fukushima lui permet de clôturer une controverse, et de répondre à ceux qui voyaient en Tchernobyl un accident indissociable du système communiste en décomposition. Maintenant, le capitalisme a eu son Fukushima, et, donc, la nature des réacteurs nucléaires, c'est d'exploser, ce pourquoi on peut raisonner de manière essentialiste. Pourtant, au delà de la singularité absolue des accidents nucléaires majeurs desquels, justement à cause de l'accumulation des mesures de sûreté propres à ce type d'énergie, aucun schéma global ne peut être tiré, tout distingue Tchernobyl de Fukushima, à commencer par leurs conséquences qui, dans le second cas, se révèlent aujourd'hui tout à fait maîtrisables, et n'auront qu'une importance secondaire au milieu d'un vertigineux désastre naturel qu'Ulrich Beck se garde bien d'évoquer, y compris dans ses conséquences géographiques, sociales et économiques. La peur de la contamination nucléaire relève aussi du construit social, et caractérise une époque qui a déjà oublié le temps où les essais nucléaires dans l'atmosphère recouvraient la planète de ce plutonium dont on a aussi retrouvé des traces à Fukushima, puisque sa période est de 24 000 ans.
Le soleil gratuit, démocratique et décentralisé qu'Ulrich Beck oppose à l'atome, par ailleurs, ne peut, sans une technologie complexe, produire d'autre énergie que celle qui réchauffe les animaux à sang froid. Ce désert qui "pourrait couvrir les besoins énergétiques de toute la civilisation" ne sert à rien sans Desertec, projet colossal, et bien plus centralisé que l'énergie nucléaire ; et, contrariant ainsi les anticipations de ces méprisables capitalistes qui ont pris le risque d'investir dans les Soitec et autres Abengoa, il semble bien que la production effective des premières grandes centrales solaires à concentration soit bien inférieure aux attentes. Quant à recouvrir mon toit de panneaux photovoltaïques, cela ne sera possible qu'aussi longtemps que l’État garantira investissements et débouchés, et qu'il mettra à ma disposition cette ligne électrique qui alimentera mon frigo pendant la nuit.

Mais, bien sûr, quand on pense, on ne s'abaisse pas à compter. On peut, quand on conseille sur la question Angela Merkel, louer la clairvoyance de la chancelière grâce à laquelle l'Allemagne renonce la première à l'énergie d'hier, et entre avant les autres dans celle du futur. Être seule à faire ce choix alors que, un peu plus au nord, la question n'est plus de construire un autre réacteur nucléaire, mais de choisir qui le bâtira, Areva ou Toshiba, ne saurait le faire renoncer à sa foi. Sociologue pas intéressé par le réel et fort peu soucieux de valider ses intuitions Ulrich Beck, avec son allure de gourou bienveillant et ce léger sourire si riche de sens qui nécessairement l'accompagne, se rapproche un peu, sur ces plans, d'un Michel Maffesoli. Il se distingue heureusement du prophète de l'avènement des tribus et du gourou local des émotions en ceci que sa production reste lisible et compréhensible, ce pourquoi on peut la commenter.