Prenons la chose au sérieux, et imaginons que les propos d'Eva Joly, lorsqu'elle proposa voici peu de débarrasser la fête nationale de son défilé militaire pour le remplacer par quelque chose qui ressemblerait aux commémorations staliniennes de la révolution d'Octobre, sans les chars, servaient d'autres utilités que celles qu'elles ont immédiatement trouvé, fournir matière à quelques commentaires et polémiques parmi lesquels on distinguera comme il se doit le somptueux jeu de mots de Raveline. Force est alors de constater que, du côté de l'attaque, l'opération s'est parfaitement déroulée. En larguant sa bombe un 14 Juillet, Eva Joly lançait sa campagne électorale, disait à son camp ce qu'il aimait entendre, et montrait à la fois une adhésion à ses valeurs dont personne n'avait jamais douté, et une pugnacité qu'elle n'avait plus guère besoin de démontrer. D'autres torpilles suivront sans nul doute, et on attend avec impatience que la candidate se prononce sur le sort de la société publique Areva, qui construira désormais des hydroliennes à la place des réacteurs nucléaires, sur le destin des centres-villes, strictement réservés aux piétons et cyclistes tandis que leurs magasins seront ravitaillés par voie fluviale, et par charrette à bras, ou sur la nécessité pour les bourgeois du IVème chargés de famille d'assumer jusqu'au bout les conséquences de leur comportement antisocial. La candidate, de plus, savait que, en face, les réactions seraient à la hauteur de son audace. De fait, la stigmatisation de la bi-nationale, une qualité qui ne peut que plaire à ses partisans, les plus universalistes des électeurs, fournissait à notre petite soldate toutes les munitions nécessaires à la contre-attaque. L'étonnant, dans l'affaire, est que la droite soit tombée tête baissée et cornes en avant dans le piège d'une aussi évidente provocation. Au-delà du jeu des contraintes et des automatismes qui semblent tenir lieu de capacité à réfléchir, il faut sans doute voir là un fait indéniable : Eva Joly, et pas seulement à droite, énerve prodigieusement, et ses origines norvégiennes n'y sont pas pour rien.

La Norvège, en effet, profitant de richesses qu'elle n'a rien fait pour mériter - une mer poissonneuse qui, de plus, lui fournit bien plus de pétrole et de gaz que son infortunée voisine britannique - ne se contente pas d'exploiter à son seul profit cette situation naturelle, en se tenant soigneusement à l'écart d'une Union Européenne dans les bras de laquelle elle n'aura sûrement, comme sa cousine islandaise, aucun scrupule à se précipiter si jamais la nécessité l'impose : elle joue, en plus, au donneur de leçons. Les revenus pétroliers soigneusement mis de côté pour assurer un avenir sans nuages aux petites filles blondes à nattes sont réinvestis dans des sociétés qui répondent, aussi, à des critères de vertu, ce pourquoi le gouvernement norvégien tient soigneusement à jour la liste des entreprises punies, et donc privées de pétrocouronnes. Eva Joly avait certes quitté son pays natal avant que celui-ci ne commence à exploiter ses hydrocarbures. Difficile, pourtant, de ne pas penser que sa carrière de juge d'instruction, et son attrait pour les affaires financières, ne doivent rien à sa culture initiale. Même si elle ne fut pas la seule à animer ce fameux pôle financier qui bouscula si violemment les vieilles pratiques des corrompus, elle en restera sans doute, précisément à cause de sa particularité culturelle, à la fois l'élément le plus mémorable, et le plus détesté de ses adversaires. Et dans la réaction de la droite, dans ce que l'on qualifie de xénophobie alors que, pourtant, la haine de l'étranger s'applique d'ordinaire à des citoyens aux origines diamétralement opposées à celles d'Eva Joly, il faut surtout voir l'expression de ce ressentiment contre la donneuse de leçons et la diseuse de droit qui s'est permis cette chose inconcevable avant elle, appliquer la loi dans toute sa rigueur à tous les justiciables. Choisissant de poursuivre sa carrière dans le domaine politique, elle ne pouvait bien sûr rejoindre d'autre parti que celui des professeurs de morale et des professionnels du bon exemple, les Verts. En très bonne compagnie, elle jouit du privilège, comme norvégienne, et comme française, d'être la seule à pouvoir prêcher la bonne parole au carré : comment s'étonner, dès lors que, l'emportant sans peine face au candidat des multinationales, elle représente son parti à la présidentielle ?

La sortie d'Eva Joly aura eu un effet inattendu, l'hommage national rendu en direct à la télévision aux derniers soldats morts en Afghanistan, qui vaut comme réparation du relatif silence dans lequel ont été accueillis leurs prédécesseurs, et comme inavouable expression de culpabilité. Et c'est sans doute aussi ce qui rend les Eva Joly si pénibles. Dans un célèbre article, Raymond Fisman et Edward Miguel utilisent un indicateur inédit, le non paiement des amendes pour stationnement interdit des diplomates en poste à l'ONU, pour estimer le degré de corruption des États qu'ils représentent. Dans leur liste de 149 pays qui commence par le plus corrompu, la Suède occupe le rang 148 et la Norvège, le 145. A la place 81, la France est coincée entre le Zaïre et l'Inde. Longtemps moquée comme illusoire et inefficace, la lutte contre la corruption progresse à mesure que la démocratie s'étend, et que les règlementations, comme en Grande-Bretagne, se durcissent. Doublement détestable à cause de son origine, ce pays riche, nordique, si sûr de lui et de ses vertus, et de son engagement politique, qui la conduit à bousculer cette manière locale, sudiste, clanique, rentière, aristocratique de faire de la politique, ce qui fait ressentir son intrusion comme d'autant moins tolérable, Eva Joly ne fut pas la dernière à participer à cette lutte, et en exploite aujourd'hui les fruits. Et l'on se doit bien de le reconnaître sans vouloir se l'avouer, la grand-mère rigide et autoritaire qui s'obstine à administrer son remède amer n'a pas fondamentalement tort.