Au début des années 1980, Jean-François Bizot a relancé Actuel, et recommencé à chercher des choses vraiment neuves. A l'époque, on pouvait lire dans un même article le portrait d'un jeune couturier inconnu et provocateur, Jean-Paul Gaultier, et celui d'un architecte débutant mais pugnace, déjà en guerre contre l'étouffant corset des réglementations d'urbanisme, et auteur seulement d'un collège, et d'une étrange clinique recouverte de bardages d'acier, Jean Nouvel. Presque trente ans plus tard, et avec quatorze ans de retard sur son rival de toujours, Christian de Portzamparc, Jean Nouvel devient le second architecte français lauréat du prix Pritzker.

Au fond, si l'on s'intéresse à l'architecture en tant qu'art, et pas en tant que fonction sociale, on ne trouvera que très peu d'architectes. Plus exactement, parmi les diplômés sortant chaque année des écoles, rares seront ceux qui auront l'occasion d'exercer leur métier comme créateurs de formes, même à titre anonyme au sein d'une agence connue, et pas comme simple techniciens préposés d'office à la construction. Si l'on raffine la sélection et que l'on avance dans la carrière, d'abord avec ceux qui dirigent leur propre agence, qui construisent leur notoriété à coup de concours, parviennent à obtenir des commandes de premier plan avant que leur réputation, acquise à domicile, ne leur ouvre les portes des concours internationaux, on arrive à une très courte liste, quelques dizaines, peut-être une centaine de noms, avec beaucoup d'européens, quelques japonais et américains, et une poignée de sud-américains. C'est dans ce réservoir de nobelisables que le prix Pritzker, aujourd'hui vieux de trente ans, puise ses lauréats : les surprises y sont rares, les exceptions relèvent plutôt du remords, comme le prix accordé à Jorn Utzon trente ans après l'achèvement de l'opéra de Sydney, et l'on ne gagnerait sans doute pas lourd en pariant sur les noms de futurs récipiendaires, comme Santiago Calatrava ou Peter Zumthor. Finalement, l'institution préférant les individus, tolérant de justesse les couples comme Herzog et de Meuron, c'est la tendance au collectivisme des Coop Himmelb(l)au et autre Architecture Studio qui risque de les priver de médaille.
En somme, on retrouve là, sans surprise, un mécanisme d'élection par les pairs, où chacun obtient son prix à tour de rôle, donc, en d'autres termes, la meilleure garantie d'un choix conformiste et académique. De quelle étrange propriété l'architecture est-elle dotée pourqu'il se passe, en fait, exactement le contraire  ?

C'est que, dans cette intense compétition internationale, dans ce marché de la construction toujours en expansion, le bâtiment d'exception conserve la fonction de prestige qui a toujours été la sienne. Bien sûr, celle-ci peut être atteinte sans souci esthétique, et c'est d'ailleurs presque toujours ainsi que les choses se passent, simplement en construisant la tour la plus haute, ou en concevant la décoration la plus clinquante. Pourtant, il restera toujours un espace pour les novateurs, une sorte de champ de la création architecturale, avec des catégories de bâtiments, opéras, salles de concert ou musées, que des maîtres d'oeuvre, esthètes et connaisseurs, et le plus souvent à statut public, ne pourront confier qu'à ces agences qui, comme celle de Jean Nouvel, sont en permanence en concurrence pour produire des bâtiments inédits. Pour cela, ils seront puissamment aidés par les contraintes techniques que pose leur discipline. Longtemps, l'audace formelle, celle que permet le béton en particulier, est restée, d'Eugène Freyssinet à Santiago Calatrava, une spécialité de ceux qui, étant ingénieurs avant d'être architectes, n'avaient pas peur d'aller aux limites des capacités plastiques de la matière ; le développement des puissances de calcul informatique, l'innovation technique permanente des producteurs de matériaux jointe à l'expérience de plus en plus grande qu'ils accumulent dans des techniques éprouvées se combinent pour offrir aux architectes un éventail de solutions qui n'a jamais été aussi large, ni aussi neuf.
Le quotidien banal et rassurant, l'affreux conformisme, l'accord a minima, existe toujours ; mais, d'une certaine façon, il se cache, relégué aux marges de la ville. La compétition entre capitales, à laquelle, englué dans sa grisaille verte, le Paris du premier mandat Delanoë avait cessé de participer, retrouve de la vigueur, tant l'écart avec les autres, Berlin, Barcelone, ou Londres, se montre gigantesque. Les projets, parfois d'une belle audace, fleurissent, et, dans l'ambiance actuelle, ce n'est pas forcément bon signe. Car c'est dans la débâcle de la dernière crise immobilière que s'était abimée la Tour sans fins.