L'objet paraîtra sans doute insignifiant. Très vite, le sens commun le rangera dans le vaste catalogue de ces incongruités produites par des agents de l'État qui, ignorant conjointement tout du sujet qu'ils traitent et de la manière de le traiter, produisent un résultat si discordant qu'il paraîtra, au yeux du public compétent auquel il est destiné, simplement grotesque. Mais si cette première impression n'est pas fausse, elle ne saurait remplacer une analyse plus détaillée. Cet objet, si excentrique soit-il, ne tombe en effet pas du ciel : version finale et prête à diffuser d'une de ces innombrables brochures pédagogiques qui encombrent les comptoirs des administrations, et même dans leur version virtuelle, il possède une généalogie que l'on peut tenter de retracer, et révèle un certain processus mental, des valeurs, des représentations, des convictions, des croyances, en somme tout un matériau symbolique qui, d'ordinaire, fournit son pain quotidien au sociologue.

Envoyé par les soins de l'actuelle Déléguée Interministérielle à la Sécurité Routière à la FFMC, sans doute moins dans un simple but d'information que pour recueillir un avis dont on imagine qu'il a été particulièrement saignant, et avec peut-être en tête un léger doute quant à la pertinence de la chose, l'objet en question n'est qu'un simple dépliant destiné à rappeler à leurs devoirs les utilisateurs de deux-roues motorisés. Il ne provient pas de la Sécurité Routière, mais de la Préfecture de police de Paris, laquelle, on l'imagine, compte bien le diffuser, sans doute à l'occasion de telle ou telle de ces opérations de répression médiatiques qu'elle affectionne. Autant dire que l'on s'attend à du brutal, bien dans la ligne de ces campagnes sanglantes mais réalistes qui visent à montrer sans détour aux usagers de la route les conséquences potentielles de leur insouciance. On n'est pas déçu. Moto Routine, Histoire d'un petit trajet quotidien déroule en neuf vignettes humoristiques les mésaventures de Bernard le motard, aussi fier de sa super-sport que de son étincelante dentition, mais fort peu regardant en matière de code de la route et qui, de ce fait, au terme de la fable, se trouvera bien dépourvu quand la loi sera passée. On pourrait en rire, ou en pleurer : mais la stupeur qui saisit le lecteur face à cette accumulation d'imbécilité, de laideur, de pauvreté d'imagination, de faiblesse d'esprit et, d'une certaine façon, de mépris à l'égard de l'usager aussi bien que du contribuable, incite à ne pas en rester là.
D'autant que l'on dispose d'un élément de comparaison, avec cette autre brochure provenant de la même source, sans grande utilité, et pas vraiment à jour question règlementation, mais qui, au moins, s'adresse à des adultes, et offre donc avec la dernière née un contraste d'autant plus ahurissant qu'elle reste, elle, dans le registre neutre et informé, références aux textes appropriés incluses, que l'on attend de ce type de littérature. Les aventures de Bernard, à l'opposé, se limitent à illustrer un comportement exclusivement infractionniste mais qui, décrit comme quotidien, se donne donc comme universel, et utilisent à cet effet une mise en images d'école primaire qui en dit long à la fois sur la conception que la police a de la pédagogie, et sur son idée du niveau de discours qu'il convient d'adopter pour être compris des motards. Aussi, on ne pourra s'empêcher de relier ce drastique écart de ton à l'arrivée récente, à la Préfecture, d'une commissaire divisionnaire en charge de la sécurité routière, dont la prestation lors de ses rares apparitions à la table ronde ministérielle sur les deux-roues motorisés a montré à la fois combien elle ignorait tout de ce type de véhicule et de ses utilisateurs, et à quel point elle n'avait aucune intention de remédier à cette carence. Et si le contenu purement répressif de la brochure ne fait que reproduire l'étroite vision du monde propre à la police, en passant sous silence la responsabilité mineure des motocyclistes dans les accidents dont ils sont victimes que la même police constate pourtant, expliquer l'infantilisme contreproductif de sa tonalité oblige à formuler des hypothèses plus larges.

Sans nul doute, on se trouve ici devant la manifestation d'un habitus, et d'un habitus de genre, ce terme sans imagination par lequel les sociologues désignent l'inégale répartition des rôles et positions sociaux en fonction du sexe. La progressive arrivée de femmes à des postes de pouvoir les cantonne souvent à des situations étroitement liées à la sphère domestique et à ses dépendances - l'éducation, la santé, l'environnement. Ainsi en est-il de la sécurité routière, avec une déléguée issue de la préfectorale au niveau national, et une commissaire de police à la Préfecture. Or, à l'inverse de l'automobile, domaine dans lequel, y compris au niveau des infractions, la parité est de règle depuis quelque temps, la moto reste encore une affaire d'hommes, le taux de féminité du permis A ne dépassant pas 13 %.
En d'autre termes, si presque tous les membres valides d'une cohorte obtiennent le droit de conduire une automobile, une femme sur vingt-cinq, et un homme sur quatre passent, en plus, le permis moto. Or, seul l'apprentissage de ce monde et de ses règles qui se met en place lorsque l'on devient motard permet d'échapper aux stéréotypes qui, à l'inverse, s'imposent d'autant plus facilement aux non-initiés qu'ils viennent en confirmer d'autres, ceux de la fonction policière comme du genre féminin. Facile alors de s'en tenir aux vieux clichés des ton-up boys, tentant de manier seulement l'outil de la répression, inévitable de traiter avec la plus grande condescendance et le plus étouffant maternalisme ces gamins attardés, bruyants et indisciplinés, et tant pis pour les Charles Conrad ou les Clive Granger qui pourraient s'en retourner dans leur tombe, si, au cours de leur longue carrière, il n'avaient eu l'occasion d'en voir bien d'autres. Au moins, Bernard le motard ne restera pas seul, puisque la Préfecture agrandira la famille des vilains garçons avec Edmond le piéton, Baptiste le cycliste et Naceur le livreur. Bizarrement, pour Brigitte l'automobiliste, elle demande un délai.