Faire route vers la place de la Bastille en ce vendredi soir du pont de l'Ascension, dans le but condamnable de rejoindre ces bandits casqués qui, au grand désespoir des riverains en général et de leurs oreilles en particulier, ont réinvesti ce lieu historique, permettait d'assister à un étonnant spectacle. Boulevard Bourdon stationnent une dizaine de fourgons de la gendarmerie mobile, alors que la rue de Lyon, au pied de l'opéra, accueille en plus faible nombre les véhicules d'une compagnie d'intervention de la police nationale. Sur le parvis du bâtiment lui-même, et sur la place, les gardes mobiles en tenue de maintien de l'ordre patrouillent, tandis que l'accès au grand escalier est condamné par un ruban bicolore. Une semaine plus tard, le dispositif n'a guère évolué, les fourgons de la police figurant même en plus grand nombre. Et le 18 juin, tout occupé à autre chose, on compte malgré tout au passage, un peu en retrait, sur le quai de la Rapée, quelques véhicules de la gendarmerie mobile. On l'imagine sans peine, la permanence d'un tel dispositif découle directement de l'évacuation sportive, le 29 mai, des manifestants qui, à l'image des protestataires espagnols auxquels ils faisaient directement référence, campaient sur les marches de l'opéra avec la ferme intention de s'y établir. Si l'on se rappelle que, l'année passée, exactement à la même période, des salariés sans papiers soutenus par la CGT avaient occupé durant trois semaines ce même escalier, au grand déplaisir du directeur de l'opéra, et que, leurs revendications satisfaites, ils l'avaient évacué de leur propre chef, si l'on se souvient du record établi par le campement des infirmières, face au ministère de la Santé, on ne peut que constater un violent contraste entre la souplesse d'hier, le choix de la négociation ou bien du pourrissement, et la réaction d'aujourd'hui, immédiate, brutale, et suivie d'une pression policière permanente qui vise à empêcher le retour des délogés. Un tel déploiement ne peut avoir qu'un objectif : étouffer dés son apparition toute espèce de mouvement qui prendrait modèle sur la contestation espagnole. Au premier abord, la panique qui semble s'emparer du pouvoir face à une telle éventualité surprend puisque, pour l'heure, on remarque à peine cette agitation qui ne fait que rassembler les effectifs aussi assidus que clairsemés des éternels guetteurs du grand soir.

Frank Lloyd Wright disait de Le Corbusier que, chaque fois qu'il construisait un bâtiment, il écrivait un livre : cette remarque pourrait parfaitement s'appliquer à l'extrême-gauche si seulement, de temps à autre, elle construisait quelque chose. Là encore, pour l'instant, on n'observe guère que quelques réunions d'activistes qui se payent largement de leurs propres mots, se contentent de leurs postures et se satisfont pleinement d'avoir contraint le pouvoir à procéder à cette évacuation forcée qui leur permet de jouer les victimes. La tactique des occupationnistes n'a rien de bien original et, de l'église Saint-Bernard au palais Brogniard en passant par le canal Saint-Martin, pour ne citer que des exemples récents, elle a déjà beaucoup servi, toujours de la même façon, et avec une issue identique. Fatigue de la répétition, impossibilité de saisir un objet perdu dans le flou ou incapacité à promouvoir sa cause, le trait distinctif de cette occupation-là, d'un point de vue factuel, réside plutôt dans l'absence de ces relais indispensables à sa popularisation, ces militants de conscience souvent originaires du meilleur monde, et les caméras des journaux télévisés. Il est facile, évidemment, de revendiquer cette faiblesse comme la force d'un mouvement qui prétend d'autant plus à l'autonomie et à la spontanéité que, à défaut de proposer quelque chose, il récuse au moins le jeu politique actuel, et ses acteurs. À cet étage, on ne perçoit pas vraiment en quoi il peut bien inquiéter le pouvoir.

Sans remonter à l'époque de l'antiparlementarisme virulent, on peut au moins citer par comparaison un mouvement populaire qui possédait des caractéristiques assez proches, et a produit des effets certains. Encore qu'on ne puisse se contenter de présenter ainsi Mani pulite puisque, si l'appui populaire informel fut massif, la lutte contre la corruption des élites politiques italiennes eut lieu pour l'essentiel à l’intérieur des tribunaux. La disqualification du personnel politique en place, la dissolution de l'inoxydable Démocratie Chrétienne et du parti socialiste laissèrent la place à de nouveaux venus et assurèrent, face à l'incapacité de la gauche à surmonter ses dissensions, le triomphe d'un Silvio Berlusconi. En d'autres termes, on obtint alors un résultat exactement contraire à celui qui était espéré. Au moins un tel mouvement avait-il un objectif précis, des moyens d'action, un soutien institutionnel, et l'engagement d'une fraction importante de la population, tous éléments qui font aujourd'hui défaut aux occupationnistes, et permettent d'autant moins de comprendre ce qu'ils peuvent bien avoir d'effrayant.

Moins que dans le domaine politique, la clé du problème se trouve sans doute dans la situation économique, et dans la composition sociale du mouvement. Malgré les dénégations des activistes, malgré la présence obligatoire à leurs côtés de leurs parents, les vieux militants altermondialistes, en France, en Espagne, on semble bien avoir affaire à une contestation de la jeunesse, donc à une bien tardive réaction face au sort qui, dans ce pays et d'autres, l'Italie, la Grèce surtout, est le sien depuis trente ans. Car ce chômage des jeunes qui retrouve aujourd'hui des sommets inaccessibles depuis la fin des années 1980, cette manière collectivement choisie de refuser les adaptations indispensables en les faisant payer par ceux qui n'y étaient pour rien et n'étaient pas en mesure de le faire, puisqu'ils essayaient simplement d'accéder au marché du travail, constitue aussi l'un des critères par lesquels on peut couper l'Europe en deux. Avec un PIB par habitant qui stagne et voit l'écart s'accroître avec la zone de l'économie allemande, la France, comme les autres pays qui bordent la Méditerranée, se situe du mauvais côté. Et quand le responsable de votre malheur se trouve précisément être la main qui, à trente ans passés, vous nourrit encore, et vous héberge en plus, il faut bien aller chercher un coupable ailleurs : le déni de réalité vous enferme aussi efficacement qu'un cordon de gardes mobiles, et vous conduit à chercher le salut dans ce changement radical que les professionnels de la révolution vous offrent, prêt à servir. Tant qu'ils sont seuls à le mettre en œuvre, tout va bien, et le pouvoir dort, tranquille. Mais si la contestation se gonfle des bataillons de diplômés sans avenir, si elle s'étend, de manière imprévisible, à l'on ne sait quelles autres catégories sociales, le pouvoir s'inquiète, puisque le caractère inédit qu'elle prend alors déjoue ses habituelles stratégies de crise. Aussi ne prend-il pas de risques, et veille-t-il soigneusement à étouffer immédiatement chaque départ d'incendie.