Ce n'est en tout cas par grâce à Internet que l'on pourra détailler la méthodologie de l'enquête qui permet à 60 millions de consommateurs, la revue de l'Institut National de la Consommation, établissement public sous la tutelle de Bercy, d'affirmer que, depuis la fin du mois de novembre, certains produits alimentaires vendus en grandes surfaces ont vu leurs prix augmenter parfois de plus de 40 %. Car sur le site de la revue en question, on ne lira qu'un court paragraphe, pathétique compte-rendu de la désolation sans nom qu'entraîne ces "terribles hausses", et un bon de commande pour l'édition de mars du magazine. Or, en l'espèce, la méthodologie, c'est l'essentiel : au même titre que ces vices de forme qui font le bonheur d'un Eolas, puisqu'ils lui permettent de faire annuler une procédure à peine entamée, rendant la poursuite de l'étude du dossier superflue, l'emploi d'une méthodologie statistique invalide, quelle qu'en soit la raison, dispense d'accorder le moindre crédit aux résultats produits, lesquels ne serviront qu'à alimenter les chroniqueurs de Pénombre, eux qui, tant l'offre est abondante, n'éprouvent aucune difficulté à faire leurs courses.

Aura t-on, au moins, plus de chances avec la contre-enquête menée par une autre filiale de Bercy, la DGCCRF, agissant à la demande expresse de Christine Lagarde ? Pour l'instant, non : sans doute faudra-t-il attendre quelques jours pour que l'étude soit publiée sur le site de la Direction de la Concurrence. En attendant, on se contentera des déclarations du ministre de l'Économie dans Le Parisien d'aujourd'hui, et de l'article qui les accompagne, puisqu'ils sont, eux, et pour l'instant, accessibles à tous. Les agents de la Direction ont donc constaté, apprend-on sans plus de précision, des hausses comprises, elles, entre 11 % et 18 %. Posons comme hypothèse que la comparaison avec l'étude de l'INC se fasse sur des bases identiques, donc avec comme référence les mêmes produits, ce qui tombe sous le sens, mais aussi la même période. On oublie d'ailleurs un peu vite que ce début d'année a connu des augmentations de tarifs annoncées par l'industrie agro-alimentaire, les fabricants de produits laitiers par exemple, et qui s'étalaient entre 10 % et 15 %, soit à peu près ce que la DGCCRF a constaté. Alors, ceteris paribus, d'où vient cet écart, que le Parisien résume en un tableau et qui montre que, par rapport aux grandes enseignes, l'INC est systématiquement plus cher ? Il semblerait, dit madame le Ministre, que l'Institut se soit contenté de relever ces prix sur Internet, peut-être grâce à l'un de ces magasins virtuels pratiquant la livraison des produits à domicile, comme le Ooshop de Carrefour. Évidemment, voilà qui simplifie considérablement la tâche de l'enquêteur, tout en lui permettant des gains de productivité proprement inouïs : plus besoin de se déplacer, carnet de notes en main, pour relever sur une portion représentative du territoire national et dans une sélection représentative d'enseignes les prix d'un panier significatif de produits. Ça, c'est le boulot de l'INSEE.
Mais pour que la méthode de l'INC soit valide, il faudrait que les prix relevés sur le web soient rigoureusement identiques à ceux que pratiquent les magasins réels. Or, ce monde réel n'est pas seulement un univers où les prix ne sont pas imposés par l'État : c'est aussi un espace où ces prix vont inclure une quantité variable de coûts spécifiques, par exemple celui de la proximité du point de vente. Ainsi, une partie de l'écart qui rend Casino plus cher que Carrefour, écart vigoureusement souligné par Christine Lagarde, peut provenir de la structure sensiblement différente de leurs implantations commerciales, les magasins de proximité, nécessairement plus coûteux en terme de foncier comme de fonctionnement, réalisant chez Casino à peu près le même chiffre d'affaires que les grandes surfaces, là où, chez Carrefour, ils n'en représentent même pas le tiers. Et le tableau du Parisien, qui relève dans les hypermarchés Géant Casino des prix presque toujours inférieurs à ceux de Carrefour, vient confirmer cette hypothèse. Alors, cet écart entre les prix des deux enseignes qui scandalise madame le Ministre vient peut-être tout simplement du fait qu'il ne suffit pas de comparer les prix des mêmes produits pour que les comparaisons soient valides, ce dont, d'ailleurs, en relevant des différences de ville à ville, elle convient. En d'autres termes, si les prix d'une boutique en ligne sont plus élevés qu'en magasin, c'est à la fois pour prendre en compte des coûts spécifiques que la somme forfaitaire réclamée pour la livraison ne couvre vraisemblablement pas, et parce que, tant qu'ils ne découragent pas la clientèle, il n'y a aucune raison de ne pas les pratiquer. Faire, comme l'INC, du circuit confidentiel et spécialisé de la distribution à domicile un modèle valide de l'activité commerciale dans son ensemble, c'est considérer Fauchon comme un magasin alimentaire typique.

Il semble, d'autre part, que l'INC ne se soit pas gêné pour inclure dans sa base de comparaisons les prix d'articles en promotion ; et ça, c'est plus grave. Car il lui était impossible d'ignorer que les prix de ces articles, par définition, étaient à chaque fois le produit d'une situation particulière et non reproductible, et qu'il fabriquait ainsi un mètre-étalon à usage unique. Son enquête ne visait pas à faire le travail de l'INSEE ou de la DGCCRF, ce dont, faute de moyens, il serait incapable. Elle n'avait d'autre but que de constituer une base de prix dont personne ne pourrait contester qu'ils aient effectivement existé, tout en les choisissant afin qu'ils permettent de calculer la hausse la plus importante possible. Cette façon de produire une enquête que l'on sait statistiquement invalide tout en se couvrant contre les accusations de manipulation, de cacher le mensonge sous le tapis des faits, de profiter de l'inculture du consommateur pour lui servir le message qu'il attend rappelle les procédés de l'UFC, cet autre acteur du consumérisme qui ne s'est jamais caché de ses positions militantes. Alors, si l'INC surenchérit, c'est sans doute à cause de la concurrence entre eux deux, et pour les profits symboliques, dans la presse en particulier, qu'il faut en attendre.
Internet, cette version low-cost du monde réel, sert de plus en plus souvent à fabriquer des études à bas coût mais à prétention constante. Que l'on fasse sauter cet ennuyeux verrou de la théorie statistique et sa scolaire exigence de représentativité, et l'on pourra servir un discours identique, et des analyses équivalentes, pour bien moins cher, en oubliant ces petits rappels méthodologiques en bas de page que personne ne lit, mais qui forment le seul rempart contre le n'importe quoi. Cette contrainte, l'INC a voulu s'en affranchir : mais il se pourrait qu'une sévère remontrance de sa tutelle, qui n'apprécie sans doute pas qu'on crée ses propres règles dans le but de marquer contre son camp, lui rappelle que, dans le low-cost, le plus cher, c'est les coûts cachés.