L'année s'annonçait noire. Un sombre automne succédant à un été tragique, toutes les angoisses étaient permises, et, surtout, la pire : pour la première fois depuis 2002, le bilan des tués sur les routes menaçait de s'inscrire en hausse. Échouant à combler les attentes du petit caporal lequel, l'honnêteté commande de le reconnaître, avait fixé des objectifs que même un farouche corps à corps n'aurait pas permis d'atteindre, on était proche du renoncement lorsque, grâce à une offensive aussi massive que précoce, le général hiver sauva ces petits soldats de la sécurité routière alors au bord de la défaite : la neige recouvrant jusqu'au sud du pays et à la Corse, les deux-roues restèrent au garage et les automobilistes furent contraints d'adopter une vitesse dont les plus ardents combattants de la sécurité ne rêvent même pas : 30 km/h. Ainsi, la débâcle fut évitée, et, l'âme en paix, le ministre put annoncer que, avec treize morts de moins, 2009 poursuivait la tendance baissière des années précédentes. On a eu chaud.
Bien entendu, on pouvait compter sur la médisance foncière des suspects habituels pour contester un résultat aussi miraculeux et faire remarquer que, avec une baisse de 0,3 % du nombre des tués, le bilan n'était positif que de l'épaisseur d'un trait. Aussi, il suffisait d'un gros marqueur et d'un peu d'astuce pour retoucher un paysage qui, comme l'écrivait pertinemment un commentateur, ne pouvait de toute façon, avec un mode de calcul qui enregistre les décès jusqu'à trente jours après l'accident, recevoir sa touche finale avant le 31 janvier.

Sans doute parce que celui-ci est trop quotidien et trop légitime, deux propriétés qui découragent la critique, on appréhende rarement à quel point la sécurité routière constitue un objet d'étude tout à fait fascinant. On tient pourtant là un exemple de politique publique dont l'objectif s'énonce en quelques mots - diminuer la mortalité routière - et dont les résultats, qui chaque année font l'objet d'un rapport circonstancié, se résument en un seul graphique, lequel met en regard la baisse de cette même mortalité et les mesures réglementaires dont l'État considère qu'elles ont entraîné le résultat en question. La courbe, pourtant, dès 1974, évolue de façon sensiblement linéaire, jusqu'en juillet 2002, où l'on constate une baisse sensible d'une mortalité qui, dès janvier 2004, retrouve une pente moins forte. C'est que, nous apprend le rapport de la Sécurité Routière, le 14 juillet 2002 se signale par une intervention du Président de la République : Jacques Chirac parle, et des centaines de vies sont sauvées. Pas de doute, cet homme-là est un saint.
Mais en attribuant ce résultat positif à la seule action publique, elle qui se manifeste pour l'essentiel par la promulgation de mesures seulement, et de plus en plus, répressives, l'État génère quantité d'effets pervers dont, lentement, il devient prisonnier. L'exploitation politique de ce succès emprunte le canal d'un discours moralisateur rudimentaire, adapté aux exigences du journal télévisé et mis en scène par un tout petit nombre de bons clients, ces experts et porte-parole qui, même si l'État conserve ce reliquat de sagesse qui lui permet de ne pas adopter leurs positions les plus extrémistes, fabriquent malgré tout cette enveloppe conceptuelle parfois inspirée d'une métaphysique religieuse, parfois directement sortie du rationalisme hygiéniste du XIXème siècle, et qui voit l'usager de la route comme un individu possédé par ses passions de vitesse et de transgression, inaccessible à la raison et contre lequel aucune autre mesure n'est efficace que l'application la plus autoritaire de la discipline la plus stricte. Mais, plus encore, du fait de son habitude de publier mensuellement bilans et commentaires, à cause des profits symboliques qu'il tire à voir dans cette réalité sociale d'une accidentalité en baisse le fruit de sa seule action, l'État fabrique, en quelque sorte, une fausse monnaie statistique dont il devient l'otage.
Car, par le schématisme du discours aussi bien qu'avec la puissance du chiffre, il produit une mécanique dans laquelle l'action publique et ses effets sont liés par le déterminisme le plus sommaire, au point que ses experts en viennent, dans des plans à long terme, à détailler sur des pages et des pages l'effet de telle mesure qui, si elle est prise, permettra, en 2012, de sauver une vie. Dès lors, la fragilité du système se révèle : que la courbe s'inverse, ou que sa pente ralentisse, et il se retrouvera coincé dans une alternative qui le contraindra soit à entamer une surenchère répressive qui ne fera que multiplier les effets pervers, soit à reconnaître un échec, celui de l'efficacité d'une action qui, comme on l'a démontré avec le cas particulier des motocyclistes, n'est qu'une cause parmi d'autres, et sans doute, s'agissant de modifier sur le long terme le comportement de la population, pas la principale, d'une baisse de l'accidentalité qui, en ce moment, atteint peut-être un plancher. La statistique, de plus, telle qu'elle est maniée par ces fins connaisseurs que sont les journalistes de télévision, chez lesquels la croyance en le chiffre est d'autant plus absolue qu'ils en ignorent tous les ressorts, produit son propre piège, dramatisant des variations infimes, à la fois sans validité statistique et dépendantes d'aléas de toute sorte, et ne raisonnant qu'en chiffres bruts, sans jamais prendre en compte l'augmentation continue du trafic à cause de laquelle même des chiffres stables traduisent une amélioration de la situation.

On retrouve alors la logique du Gosplan, avec des experts mal armés de quelques notions grossières et animés de la foi en leur efficacité, incapables de saisir la complexité d'une situation sociale de laquelle ils ne retiennent que la catégorie abstraite d'usagers réputés répondre mécaniquement à l'incitation et à la sanction, traçant des plans de bataille dont, avec un minimum de rigueur, ils devraient reconnaître que rien ne leur permet d'établir qu'ils produisent bien les effets constatés, ni que ces effets aient quoi que ce soit à voir avec leurs décisions. Mais pour l'heure, le général hiver ayant pris ses quartiers dans tout le pays et se trouvant, à l'évidence, fort bien installé, le début d'année s'annonce sous les meilleurs auspices. Ainsi seront pulvérisés les objectifs du plan.