Dans Naissance de la biopolitique, le cours que Michel Foucault a donné en 1979 au Collège de France, il n'est fait allusion à la biopolitique que pour préciser qu'il n'en sera pas question. Le cours, à la place, sera consacré à la genèse et au développement de divers courants dans la pensée économique libérale, et plus spécialement à l'un des moins connus, l'ordo-libéralisme. Ses promoteurs, réunis avant la Seconde guerre mondiale autour de la revue Ordo et de l'université de Fribourg, survécurent dans l'ombre au nazisme avant de voir leurs thèses triompher dans l'Allemagne de Konrad Adenauer, avec Ludwig Erhardt, père de l'économie sociale de marché et du miracle économique. Ici, le rôle de l'État consiste à organiser le cadre à l'intérieur duquel la concurrence pourra s'exercer de la façon la plus libre possible : pour y arriver, le meilleur moyen consiste à abandonner toute velléité de contrôler les prix ce qui, écrit Michel Foucault, sera fait dès 1953.
On imagine facilement le désarroi qu'un tel mode de pensée ferait naître en France, dans la population, dans l'administration, chez les politiques. Car il implique, pour l’administration, le renoncement à une capacité de contrôle et de sanction qui, un temps, s'exerçait sur l'ensemble de l'activité économique, pour les élus, l'abandon d'un énorme pan de l'action publique qui va de la préférence accordée aux produits nationaux à la détermination autoritaire des prix des denrées de base, un levier largement employé dès l'ancien régime, et pour les citoyens, enfin, l'acceptation d'un fait insoutenable, des prix qui dépendent de la situation du marché et pas de tel arrangement de court terme exigé et accordé dans un but étroitement électoraliste. Mais l'insupportable pression exercée par la stagflation des années 1970, ce moment où, avec des taux annuels qui atteignaient les 12 %, on savait ce que le terme d'inflation veut vraiment dire, et où on ne pleurnichait pas à longueur de journal télévisé pour des histoires d'asperges et de carottes, en se plaignant d'une vie décidément bien trop injuste, a finalement eu raison de l'ancien système.

Il a donc fallu le virage de 1983 pour que ce pays entre dans le monde de la liberté des prix ; pourtant, trente ans après, la conversion n'est pas encore achevée. Alors, bien sûr, les carburants, produits uniformes, normalisés et à la distribution, comme celle du tabac, étroitement surveillée puisque, à l'instar du tabac, elle génère de considérables recettes fiscales, relèvent d'un domaine un peu particulier. Mais l'idée que l’État puisse intervenir sur leurs prix semble d'autant plus délirante qu'il ne dispose d'aucun moyen d'influencer ceux-ci. Car il ne contrôle rien, ni la production, presque nulle sur le territoire national, ni l'élaboration des produits, de plus en plus effectuée sur les lieux d'extraction, ni les circuits de distribution. Sa seule arme véritable est de nature fiscale : baisser le prix des carburants revient donc à abandonner une part de recettes, et à se tirer une balle dans le pied.
C'est ce qui rend si fascinante cette décision ministérielle, prise dès le retour de vacances, comme s'il fallait combattre une exceptionnelle urgence. Même si personne ne peut prévoir ni son ampleur, ni sa brutalité, l'évolution à la hausse des prix des carburants semble inéluctable, et il n'existe d'autre méthode efficace de la combattre que de réduire sa consommation ce qui, le plus souvent, en optant pour des voitures économes, et plus encore pour des deux-roues motorisés, reste une évolution à la portée de tous et qui, de toute façon, se produira. Le gouvernement, pourtant, une fois encore, préfère jouer les thaumaturges et administrer un somnifère bricolé avec une once de renoncement fiscal, un bout d'oreille enfin arrachée à Total à force d'avoir été tirée, un doigt de vraie concurrence entre grandes surfaces, et tout cela dans le seul but de satisfaire des grognons définitivement rétifs à toute médecine. Ce qui, évidemment, pose une question intéressante.

Car, en Europe, la France reste absolument seule à mener ce vain combat : aucun autre pays ne semble prêt à suivre son exemple et nombreux, à l'inverse, sont ceux qui connaissent des taxes encore plus lourdes. Les politiques de subventions des prix des carburants, dont les effets délétères nourrissent nombre d'analyses, se trouvent plutôt dans les pays émergents, ceux qui, en particulier, tirent ces ressources de leur sous-sol. Mais la hausse de la matière première, sa raréfaction, l'inefficacité de l'exploitation, les gaspillages, conduisent partout, en Iran, en Indonésie, au Nigeria, à remettre en cause ces subventions devenues insupportables pour les finances publiques. Inévitablement, le rattrapage brutal conduit à l'émeute : ces subventions, après tout, n'étaient, pour des élites corrompues, qu'une manière d'acheter la paix sociale en redistribuant une faible partie de leurs gains. Une fois envolées, la réalité refait surface. Les ressources de l’État, en France, ne permettent plus guère de procéder de la sorte, même si le gouvernement, pour l'heure, semble bien décidé à n'en pas tenir compte. Au moins peut-il se justifier, et jouer les honnêtes gens, en affirmant simplement tenir ses promesses électorales, cette forme particulière de chantage bizarrement parée de vertus positives.