Baptiste s'amusait, voici peu, d'un risque qui, au delà des sociologues, touche tous les chercheurs empiriques, celui de devenir, en particulier pour cette maléfique incarnation de l'homme ordinaire connue sous le nom de journaliste, le recours inévitable et le spécialiste obligé, non pas de sa discipline, ni même d'une fraction savante de celle-ci, mais bien de son champ de recherches. Enchaîné à son terrain, condamné à labourer sans cesse les mêmes sillons, le sociologue qui doit tout savoir des gérants de sex-shops, des marins-pêcheurs, des motards, des traders, ou des kinésithérapeutes, finit ainsi, par une sorte de juste retour des choses, par l'effet d'une vengeance immanente, par se retrouver enfermé à l'intérieur de l'objet qu'il s'est donné comme but d'observer. Sans doute faut-il voir là l'expression symbolique du statut dominé dans lequel se situe la discipline, tant les mêmes journalistes ne sauraient attendre d'un mathématicien ou d'un philosophe autre chose que les considérations les plus nobles et les généralités les plus définitives. Il existe pourtant une catégorie de chercheurs pour lesquels sujet et objet se confondent. Et cette situation se produit lorsque la recherche se mue en militantisme, et en apostolat.
Le combat de l'un d'entre eux, rendu public au moyen d'un blog, a récemment bénéficié de l'audience nationale qu'assure un article de l'AFP. L'agence de presse, toujours à la recherche de ces histoires édifiantes dont sa clientèle est friande, tombe ici sur un sujet en or. Adrien, doctorant en biochimie, militant de Greenpeace, a en effet trouvé la formule idéale-typique, puisque son combat méticuleux pour débusquer, traquer, anéantir jusqu'à la dernière molécule toute trace d'huile de palme dans sa consommation personnelle, combinant la noblesse d'une cause juste avec l'astuce des pieds-nickelés, la pugnacité du gaulois et le savoir du scientifique, connaît ainsi un retentissement qui s'étend désormais à l'ensemble du monde francophone.

Une cause de ce type, à la fois, nécessite un certain nombre de dispositions, et s'exerce à l'intérieur d'un espace aux frontières étroites. La connaissance détaillée et encyclopédique qui la caractérise se retrouve dans une certaine catégorie de recherches, portées sur l'exploration, la description, la classification et, par extension, la conservation. C'est cette science de plein air que Pierre Lascoumes, Michel Callon et Yannick Barthe valorisent dans Agir dans un monde incertain, en l'opposant à la science confinée, cachée au cœur des machines obscures de l'expérimentation. C'est à cette science que tout un chacun peut prendre part, puisqu'elle ne réclame d'autre investissement de départ que des yeux, des bras, et des jambes. Tout un chacun, à défaut, peut adopter la cause d'Adrien, suivre ses recettes et proposer les siennes. Mais, rapidement, les limites de la démarche apparaissent.
Car faire de cette huile qui, fondamentalement, n'est ni plus ni moins naturelle qu'une autre, un composant maléfique implique à la fois d'imposer un raccourci essentialiste, et de glisser rapidement sur ce qui pose vraiment problème, les conditions de production de l'ingrédient en question. Un consommateur d'huile végétale dispose d'une variété de choix sans guère d'équivalent, son ersatz animal se limitant pour l'essentiel au fait d'être salé, ou pas. Dès lors, on se doit de répondre à une question fondamentale : de quel avantage décisif l'huile de palme dispose-t-elle, qu'a-t-elle de mieux que le colza, le tournesol, la noix, l'olive, le lin, les pépins de raisin ou même l'arachide, produit certes exotique mais d'usage ancien, de quelle façon cette espèce invasive a-telle réussi à déloger ses concurrentes d'implantation bien plus ancienne ? À cette question, bien sûr, une seule réponse : cet avantage compétitif tient à ses rendements élevés, qui garantissent un coût sans équivalent.

Cette simple constatation complique démesurément le problème. La démarche d'Adrien, typique de cette éthique écologiste qui vise à construire un univers à part, avec ses propres circuits de production et de distribution soumis à des exigences spécifiques et à un contrôle tatillon de la conformité des produits échangés, implique l'adhésion préalable à un certain nombre de valeurs qui sont loin d'être partagées par le reste de la population. Elle ressemble plutôt aux prohibitions religieuses auxquelles se conforment les croyants : et, au fond, on achète écolo comme d'autres se fournissent en produits casher ou halal. Sauf que, là où les religions ne prêchent qu'aux convertis, la démarche écologiste ne peut se concevoir hors de l'universel.
Et le monde, intéressé qu'il est par l'amélioration de son bien-être matériel, pense, et se comporte, tout autrement. Un autre récent article de l'AFP rappelait à quel point la façon la plus polluante de produire de l'électricité, avec des centrales au charbon, gardait la préférence des pays les moins riches, au point que la consommation de charbon a cru de 70 % lors de la dernière décennie. Au demeurant, l'exploitation des gaz non conventionnels dont les réserves chinoises sont données comme énormes devrait à moyen terme permettent de satisfaire les besoins du pays tout en diminuant les émissions de CO2. Mais cette technique, on le sait, au même titre que l'électronucléaire, affronte la prohibition des écologistes. Pourtant, ceux-ci n'ont d'influence que sur ceux qui partagent leurs convictions. Et quand bien même leur habilité, leur capacité à populariser et leur thèses, et les comportements qui les accompagnent, les ont dotés à domicile d'un pouvoir hors de proportion avec leur poids électoral, la mission qui les attend, convertir la Chine et l'Inde qui refusent même que leurs compagnies aériennes s'acquittent de la taxe carbone sur le sol européen, s'annonce biblique. On comprend qu'il soit plus raisonnable de se contenter d'excommunier les réfractaires, tout en limitant ses ambitions à un champ d'action local et microscopique, lequel produit une énorme quantité d'avantages symboliques pour un investissement faible, et un coût limité. En tenant le journal de sa guerre quotidienne contre l'huile de palme, en se donnant l'illusion, non pas tant de l'action que de l'efficacité de celle-ci, on peut, en bon petit soldat, se coucher l'âme en paix, et ignorer de bonne foi à quel point ce qu'on fait relève du dérisoire.