On peut cadrer l'affaire avec le regard du journaliste, celui de Libération, au hasard. Elle débute en juillet dernier lorsque, invité pour la première fois à fourrer son très long nez dans les dépenses de la Présidence, la Cour des comptes fouille jusqu'aux factures du crémier et rend un verdict finalement assez favorable, mais dont le journaliste, sans doute assez dédaigneux des questions d'intendance, ne retiendra véritablement qu'un point, qui surgit en page 11, et n'occupe que quelques paragraphes. Il s'agit d'une convention assez particulière passée entre un cabinet d'études que la Cour ne nomme pas, mais sur lequel Libération fournit toutes les informations nécessaires, et qui, pour l'année 2008, aurait facturé à prix d'ami à la Présidence un total de 35 études. Quatre mois plus tard, cédant à la pression parlementaire, l'Élysée en dit plus, et publie le détail de son budget études depuis janvier 2008. Le journaliste n'en retiendra guère que le traitement très favorable et extrêmement rémunérateur accordé au favori, ce cabinet que la Cour ne nommait pas, et spéculera sur les suites parlementaires d'une affaire qui semble bien partie pour aller jusqu'à la commission d'enquête, ou pas loin.
Pourtant, rien de tout cela n'intéressera vraiment le sociologue, qui s'attachera plutôt à un autre décompte, en volume, et pas en euros : depuis le début 2008, en un peu plus de dix-mois, l'Élysée semble avoir eu le temps de planifier, commander, lire, utiliser, un total de 134 études d'opinion, s'interrogeant à voie haute sur la possibilité de supprimer le jour férié du 8 mai, exposant ses doutes existentiels quant aux déceptions suscitées par Nicolas Sarkozy, scrutant avec une attention constante l'évolution de la faveur populaire. On manque, bien sûr, d'éléments de comparaison. On sait par ailleurs à quel point ce recours aux sondages, légitimé à l'origine par la presse contre le politique, s'est imposé à celui-ci, en tous lieux et à tous les niveaux. Il n'empêche : une telle dépendance à l'égard d'un outil aux vertus trompeuses ne peut que susciter quelques interrogations.

Il n'y a, dans le principe, rien de bien neuf. On conçoit qu'un gouvernant élu vive l'angoisse la plus profonde, celle de causer chez ses électeurs un déplaisir qui entraînerait sa défaite lors des échéances suivantes, avec son cortège de pertes, de situation, de revenus et de statut, et, plus encore, avec la victoire d'un adversaire d'autant plus honni qu'il pourrait bien venir de son propre camp. On comprend qu'il lui soit alors, en permanence, nécessaire de s'assurer en se rassurant, en inaugurant des piscines, en remettant des médailles du travail, en serrant des quantités industrielles de mains tendues et que, in fine, cette assurance passe par la consultation hebdomadaire de cette sorte d'indice de la bourse des valeurs de l'affection publique que l'on connaît sous le nom de cote de popularité. Mais aux sommets de l'État on dispose de bien d'autres moyens d'estimer la faveur populaire, en particulier ceux qui sont fournis par l'appareil de l'État en question, directement, avec ce service de renseignements autrefois connu sous l'appellation RG, indirectement, grâce à cette multitude de rapports de toutes espèces que fournissent toutes les composantes de l'administration. Le fait que cet énorme appareil soit jugé défaillant, en quantité comme en fiabilité, au point que l'on fasse un usage intensif de données directement collectées par des sociétés privées, conduit à poser certaines hypothèses.

Cet usage boulimique de sondages trahit peut-être d'abord la situation d'outsider propre à Nicolas Sarkozy au sein de son parti : porté au pouvoir par les militants contre la hiérarchie, il manque sans doute à la fois des appuis nécessaires, et de la confiance indispensable, pour mobiliser à son plein profit l'appareil politique et administratif. Mais il révèle surtout une croyance aveugle, croyance en la vérité issue des questionnaires, croyance en la scientificité d'une méthode qui, en tant que telle, ne saurait mentir. Or, on est aujourd'hui loin de l'époque où sociologue, politologue et philosophe pouvaient débattre de l'usage politique des sondages en postulant un contrat minimum, celui du respect des critères techniques assurant la validité statistique des résultats, quand bien même ceux-ci n'auraient, sur le fond, aucun sens. Fondée sur cette assise scientifique, la légitimité de la méthode est aujourd'hui suffisamment solide, et d'autant qu'aucun de ses utilisateurs, journalistes comme politiques, n'a le moindre intérêt à la remettre en cause, pour qu'on puisse en toute impunité enfreindre ses principes, et commander des études menées par Internet auprès de cent personnes. D'une certaine façon, ce qu'on peut, financièrement, reprocher à l'Élysée, c'est de ne pas dépenser assez, et de se contenter de sondages à faible coût, et, donc, privés de validité.
On a pu dire d'un président décédé qu'il avait sa propre diseuse de bonne aventure ; mais on peut raisonnablement penser que celle-ci, dans un univers malgré tout rationnel, n'exerçait qu'une influence inversement proportionnelle à celle qu'elle prétendait avoir. L'actuel garde sans doute sa part d'irrationnalité : mais sa croyance aveugle en la pertinence de ses sondages se montrera d'autant plus nocive qu'elle se revendique, elle, comme scientifique, qu'elle conduit à agir, et qu'on lui doit sans doute cette manière de légiférer à l'émotion qui porte la marque de l'exécutif actuel.  Et de toute façon, on le sait bien, l'opinion publique n'existe vraiment pas.