Ce fut un franc succès. Pas à Copenhague, mais tout près : Strandegård, à deux heures de vélo au sud de la capitale du fiasco planétaire, vient d'accueillir une compétition autrement plus loyale mais tout autant écologique puisque, entre pâturages et terrain vague, lande et forêt, et au milieu des vaches, ce village côtier vient tout juste d'être le théâtre du premier Eco Enduro, organisé par la FIM et disputé exclusivement sur des motos à propulsion électrique. Si l'organisateur, armé d'une conception assez stéréotypée de l'illustration musicale, interdit par là-même de saisir, dans la video de l'épreuve qu'il diffuse, sa caractéristique essentielle, le doux murmure des turbines électriques, il montre au moins qu'il s'agit bien là d'une compétition authentique, et qui respecte les règles du genre. L'enduro, l'une des disciplines sportives de la moto tout-terrain, se pratique en effet avec des machines dérivées du moto-cross, mais homologuées pour la route, dans un environnement naturel, et selon une formule proche du rallye, alternant parcours de liaison et épreuves spéciales. Les motos utilisées pour l'occasion, quasi-exclusivement des Quantya suisses, ont tout des vraies, et, avec un poids raisonnable, une puissance modeste, mais un couple monstrueux, bien supérieur par exemple à celui d'une Yamaha WR250R, supportent largement la comparaison avec une 125 cm³, voire plus.
Si l'on tient là, déjà, un premier aboutissement, la conversion à l'électrique de la compétition motocycliste a connu d'autres moments forts, en particulier lors du dernier Tourist Trophy. Malgré la longueur de ce circuit si particulier, à cause de laquelle le fait de boucler un tour relevait déjà de l'exploit, l'événement, relaté dans une vidéo qui possède cet inimitable mélange d'improvisation, de surprise et d'audace qui caractérise les commencements et montre que, incontestablement, ça envoie du watt, remporté par un bitza associant turbines indiennes et batteries coréennes à une base Suzuki, fut, modestement, un succès. Mais, pour l'heure, l'intérêt de la chose, sur un circuit de vitesse, reste limité. Pour plusieurs raisons, il n'en va pas de même avec le tout-terrain.

Car dans de telles conditions le principal inconvénient des motos électriques, leur faible autonomie, disparaît : même si leurs machines sont homologuées, les praticiens de l'enduro et du trial, voir simplement de la randonnée sur sentiers, ont comme habitude de les mettre en remorque, et de rejoindre ainsi en voiture les lieux où ils exerceront leurs coupables activités, sur des trajets assez courts. Bien que d'une technologie rudimentaire leurs motos, produites le plus souvent en petite série par des spécialistes quasi-artisanaux et avec une finition de haute qualité, affichent des prix de vente guère inférieurs à ceux de Quantya. Et, inévitablement, un moteur électrique anéantit l'inconvénient rédhibitoire du moteur thermique, ces considérables émissions sonores qui imposent, chaque année, aux organisateurs, longues négociations, ruses de sioux et appui sans faille des élus locaux pour qu'une compétition aussi renommée que le Trèfle Lozérien puisse se dérouler, malgré l'opposition résolue et militante d'autorités administratives qui depuis longtemps ont, en cette matière comme en bien d'autres, abandonné toute notion de neutralité. Autant dire que, si les élus s'en mêlent, même un terrain de cross en service depuis quarante ans peut se trouver menacé. Économiquement, politiquement, technologiquement, la moto électrique apporte donc une solution déjà utilisable par les praticiens de la moto verte, et en laquelle ils placent leurs espoirs, ceux de conserver un accès à ces sentiers dont, chaque jour un peu plus, par l'action de la justice, de l'administration, et à la requête des amateurs de randonnée pédestre, ils sont privés. Et pourtant, parce que la motivation profonde de leurs adversaires leur échappe, il se pourrait bien que ces espoirs soient déçus.

On se trompe en effet fondamentalement en voyant dans ces randonneurs à pied follement épris de nature intacte des individus ne défendant qu'une cause avouable, celle de leur droit à ne pas être importunés par les nuisances sonores des enduristes, et que le silence des moteurs électriques satisferait donc pleinement. Porté par des acteurs plutôts âgés, appartenant à des catégories moyennes, professions intellectuelles intermédiaires en particulier, le militantisme des randonneurs qui cherchent à interdire des pratiques autres que la leur relève de ce que Joseph Gusfield, dans son étude des mouvements américains prohibant la consommation d'alcool, appelle status politics, cette volonté d'un groupe particulier de voir son mode de vie imposé à tous, parce que ce mode de vie résume à la fois sa conception du monde, sa position sociale et sa capacité à influer sur le jeu politique. Et la vertueuse tempérance des ligues anti-alcooliques correspond idéalement aux valeurs qui justifient l'activisme des randonneurs, alors qu'elle s'oppose frontalement à la vitesse, à la compétition, à l'affrontement, au défi technique, à l'excès, en somme, qui caractérisent les enduristes. Parce que, pour un randonneur, la marche, bien plus qu'un loisir ou qu'un sport, est à la fois l'expression idéale de ses vertus ascétiques, et un moyen de mesurer, dans l'arène publique, l'écho que celles-ci reçoivent et le pouvoir qu'elles lui donnent, il ne saurait revendiquer autre chose que le monopole de la jouissance de l'espace qu'il parcourt à pied. Alors, l'intrus sur deux-roues menace bien autre chose, et quelque chose de bien plus vital, que son égoïste tranquillité : parions que la satisfaction de cette revendication matérielle ne servira qu'à en justifier une autre, et que le silence même de ces motos électriques, conduites par des fous de vitesse devenus encore plus dangereux puisqu'on ne les entend même plus arriver, servira d'argument à leurs adversaires pour les faire interdire.