Passer tous ses samedis à la piscine ne vous transforme pas en amateur d'un sport qui, pratiqué en spectateur, ne suscite qu'un ennui profond. Ce n'est donc pas en connaisseur que l'on s'intéresse aux récents développements du conflit qui oppose depuis des lustres l'entraîneur Philippe Lucas à la Fédération Française de Natation à laquelle, jusqu'à aujourd'hui, au moins formellement, il appartient. En fait, l'intérêt de la question se limite à son aspect sociologique, lequel se révèle, par contre, particulièrement riche. Car Philippe Lucas représente un type quasi-idéal d'une figure traditionnelle de la sociologie, au sens de Max Weber du moins, le leader charismatique. Cette forme de domination, d'abord religieuse, puis généralisée à la société entière et en particulier à la politique, est le propre de l'élu des Dieux, l'individu unique et particulier dont les qualités exceptionnelles suscitent l'adhésion sans réserve de disciples dévoués à sa personne et prêts à se sacrifier pour elle : autrefois prophète, écrivait Max Weber, aujourd'hui chef de guerre, grand démagogue et, donc, ici, entraîneur de natation.
Ainsi se présente Philippe Lucas, Pygmalion pétrissant les muscles de ses nageurs, hérétique refondateur d'une natation de haut niveau où il se pose comme seul détenteur du secret de la performance. Sa présentation de soi si particulière, ses manières de sergent-major toutes empruntes de subtilité, son langage ordurier, ses interventions accumulant les provocations à l'égard de la presse comme des institutions sportives ne relèvent donc pas de l'excentricité : bien au contraire, il s'agit là des briques indispensables à la construction de son personnage, et à la justification de son mode de domination. On comprend que, face au pouvoir rationnel d'une Fédération qui obéit à des règles codifiées et dispose d'un monopole pour réglementer la pratique de la natation de haut niveau sur le territoire national, et pour représenter la natation française dans les compétitions internationales, un tel comportement soit extrêmement risqué. Pour s'y tenir, pour imposer son pouvoir à la Fédération, il lui faut impérativement convaincre une quantité suffisante de champions de rejoindre son bassin d'entraînement, de sorte qu'une équipe de France ne soit pas concevable sans eux, et donc sans lui. Autant dire que, comme pour n'importe quel gourou, le départ des disciples marque le début de la chute.

Chaque secteur d'activité connaît ses hérétiques. S'ils se retrouvent seuls, est-ce à cause de la pression sociale, et des moyens considérables dont dispose la structure hiérarchique pour imposer son autorité, au prix, par exemple, d'une exclusion, ou parce que leur hérésie se limite à une idiosyncrasie que plus personne d'autre ne partage ? L'avantage du sport est de permettre de départager ces conceptions antagonistes à l'aide d'un arbitre impartial, le chronomètre, et dans un espace de confrontation, et de comparaison, idéal, la compétition internationale. Et dire que les résultats obtenus par les nageuses et nageurs de la Fédération aux championnats d'Europe d'Eindhoven ne plaident pas pour Philippe Lucas relève de l'euphémisme.
Les titres et records du monde de l'antibois Alain Bernard, dont les performances comme la gigantesque silhouette font de l'ombre aux Laure Manaudou et autre Aurore Mongel, résonnent alors comme autant de coups de Trafalgar, et apportent une pleine piscine olympique au moulin de la Fédération. Même sur France 2, où l'on avait beaucoup misé sur Philippe Lucas, on accepte, face à l'évidence, et non sans quelques récriminations et mises en cause de cette combinaison miracle qui a comme défaut principal d'être australienne, la défaite. Un nageur peut donc fort bien réussir sans Philippe Lucas, mais avec un entraîneur, et au sein d'un club, parfaitement intégrés dans les structures officielles. Il peut même, comme Laure Manaudou dont bien des commentateurs, après sa fuite en Italie, prédisaient qu'elle serait incapable de garder son niveau sans son entraîneur, le faire en ayant coupé les ponts avec lui. Tout l'appareil de la domination charismatique s'effondre alors : non seulement Philippe Lucas ne suffit plus à garantir le succès, mais sa position hérétique lui interdit de fournir à ses disciples les rétributions qui garantissent le maintien de son pouvoir. Brûlant ses vaisseaux, il ne lui reste d'autre option que le sacrifice, celui de la dernière championne fidèle, Esther Baron. En refusant sa sélection, la Fédération prend un risque qui, après Eindhoven, s'avère payant ; par contrecoup, elle envoie Philippe Lucas par le fond. Puisque le retour au sein de l'orthodoxie paraît impossible, l'exclusion, et le bannissement, le menacent : le voilà, tel Ulysse, contraint à l'errance ; aux dernières nouvelles, son Ithaque serait en Roumanie.