Il y aurait, dans les tentatives anarchiques des municipalités de la petite couronne parisienne cherchant à se faire une place à l'ombre du géant indifférent quelque chose du comportement des mammifères essayant de survivre à l'époque des dinosaures, à ceci près que, là où les ancêtres de l'homme faisaient tout pour passer inaperçus, les maires de ces petites communes, tous ensemble et les uns contre les autres, tentent de se faire remarquer. Pour cela, chacun va chercher à rentabiliser les modestes avantages dont la nature et l'histoire l'ont, par le plus grand des hasards, doté. Clichy-la-Garenne, cette incongruité socialiste en plein pays UMP, sur ce plan-là, n'a pas à se plaindre : la culture lui a fourni la Maison du Peuple, la nature et la générosité d'une riche héritière le parc Roger Salengro. Situé au milieu de la partie utile de la ville, l'est, l'ouest étant abandonné aux emprises de GDF et de la SNCF, le parc doit à son ancienneté de posséder nombre d'arbres plus que centenaires, ce qui lui permet de rivaliser avec les Montsouris et autres Buttes Chaumont. C'est dans une de ses allées qu'un objet insolite en tel endroit a fait son apparition, sans doute à la fin de l'été : un panneau à messages variables, alias PMV dans ce jargon technologique qui ignore toute poésie, du genre habituellement chargé d'annoncer un bouchon sur le périphérique, ou, uniquement pour les Parisiennes et les Parisiens, le résultat d'une consultation cruciale.
Renseignement pris, le tableau en question s'avère relever d'une initiative purement commerciale, et constituer une première au niveau national, cela expliquant sans doute ceci puisque la satisfaction d'une petite vanité municipale représentait vraisemblablement un préalable décisif au succès d'une initiative qu'il convient d'analyser de plus près, tant ses implications sont riches. Car loin de la polyvalence qui caractérise d'habitude les dispositifs de ce type, ce panneau ne connaît qu'un seul usage, à destination d'une catégorie bien précise d'individus : les coureurs à pied qui s'entraînent dans les allées du parc, bousculant au passage enfants en bas âge, mères de familles et vieilles dames à la mobilité chancelante, et qui pourront désormais connaître avec précision leurs performances, pour peu qu'ils s'équipent d'un appareil de mesure approprié, et s'enregistrent sur le site web de son fabricant. Inutile de s'étendre sur cet aspect du problème, tant il est désormais banal : on l'a compris, il ne s'agit là que d'un aspirateur à données personnelles de plus, destiné à recueillir des informations aussi confidentielles que faciles à monnayer. Il est beaucoup plus intéressant d'étudier le versant public de l'histoire.

Là, les significations sont multiples. Ce dispositif sanctionne d'abord, avec l'encouragement des autorités, le détournement à des fins privées d'un bien public : le parc, désormais, n'est plus lieu de promenade pour tous, mais terrain d'entraînement pour quelques-uns. Pourtant, à Clichy-la-Garenne, on dispose d'un stade d'athlétisme, et il se situe juste en face, de l'autre côté de la rue ; évidemment, le parcours y est plus monotone, et l'ombre bienfaisante des arbres centenaires y fait cruellement défaut. Cet instrument de mesure encourage par ailleurs le comportement narcissique et solitaire d'individus seulement préoccupés de leurs performances, comportement dont un forum de nageurs fournit des exemples d'une édifiante mesquinerie. Une telle conception se situe aux antipodes de l'utopie sociale du sport pour tous, pourtant à sa place dans une municipalité socialiste, et se rattache plutôt à l'idéologie égoïste du tous contre tous et de la compétition permanente. L'implantation de ce panneau indique bien, dès lors, ce changement de statut de la pratique sportive du citoyen ordinaire, et ajoute une petite contribution à la construction d'un édifice de plus en plus pressant, qui non seulement transforme une pratique occasionnelle, volontaire, et ludique en contrainte sociale, mais sélectionne de plus le sport que les citoyens seront autorisés à pratiquer. En consultant la longue liste de ces merveilleux projets d'urbanisme qui constellent la capitale et sa périphérie, on ne peut manquer de constater que ces nouveaux quartiers forcément écos prévoient tous gymnases et stades, mais oublient systématiquement les piscines, disqualifiées sans doute à cause de leur excessive consommation d'énergie ; les piscines écolo existent pourtant, et elles ont même leur spécialiste. Mais l'État a choisi pour vous : il veut de l'effort, de la sueur, de l'essoufflement, du traumatisme, et des articulations démolies bien avant l'âge, et tout cela pour votre plus grand bien. Comme l'affirmait récemment une présentatrice de journal télévisé sur une chaîne publique, cette fameuse et quasi-obligatoire pratique sportive régulière peut faire reculer la mortalité de 30 % : presque une chance sur trois de devenir immortel, il faudrait être bête pour ne pas tenter le coup.
On sait l'intérêt que suscite, depuis Michel Foucault, la façon dont l'État tente de modeler le corps des citoyens, hier pour produire des soldats efficaces et des travailleurs robustes, aujourd'hui pour répondre à des impératifs d'hygiène et de santé publique au nom desquels, de plus en plus, il traque les gros, les négligents, les buveurs, et cherche à les réformer, au besoin par la contrainte médicale, puisque, après tout, les prescriptions de la faculté sont par essence obligatoires. Zen fascists will control you / 100 % natural / You will jog for the master race / And always wear the happy face : Jello a beau avoir tourné vert, trente ans après, ses textes sont plus que jamais actuels.