Dans ce monde où rien n'égale, par le nombre comme par la variété, les turpitudes des riches, l'honnête homme peut légitimement craindre que les autorités ne s'épuisent à tenter de les contenir. En pleine période de départs en vacances, alors que la police s'affaire à assurer la sécurité de paisibles estivants, la voilà ainsi contrainte de détourner de cette utile fonction une partie de ses moyens pour donner la chasse, selon ses propres termes, à des "délinquants de la route", méprisables gosses de riches qui profitent de la circonstance pour, entre relais cinq étoiles et parties fines avec mannequins dopés aux implants mammaires, sillonner la France lors d'une course clandestine au volant de bolides et à des vitesses folles. Heureusement, la police veille et l'argent du contribuable, judicieusement investi dans l'escadron d'interception rapide de la gendarmerie, permet que force reste à la loi. Accessoirement, les barrières de péage d'autoroute aident, aussi : comme le rapporte la dépêche de l'AFP reprise par le Point et quelques quotidiens régionaux, les contrevenants, tous britanniques, sont embastillés, et leurs véhicules saisis au profit des domaines et, donc, du même contribuable.

Ces turpitudes, pourtant, ne sont pas si clandestines que l'AFP l'affirme, puisqu'elles s'étalent à profusion sur un site web dont le nom de domaine se trouve banalement enregistré dans le Sussex, et qui détaille au jour le jour, grâce à un blog qui n'oublie aucun détail touristique, mais se montre fort discret quant à la récente intervention de la gendarmerie, les sordides exploits de ces nouveaux riches lesquels, sûrs de l'impunité que confère toujours la fortune, n'hésitent pas à rendre publics leurs agissements secrets. Ce qui, malgré tout, surprend un peu. Aussi, un petit tour sur la faq révèle un détail qui aura échappé à la sagacité de la police, comme à l'attention de l'AFP qui, visiblement, n'a pas cherché à en savoir plus. Ce dont il s'agit, en fait, c'est d'une banale épreuve de régularité, dont le vainqueur aura réussi à maintenir une vitesse moyenne aussi proche que possible de l'idéal, soit 98,15 km/h. En 2007, nous dit-on, l'épreuve a été remportée par une Smart, voiture bridée qui ne peut dépasser 130 km/h : nous voilà bien loin de la griserie de la vitesse, et de l'excitation du danger. Évidemment, si la Smart se révèle être le véhicule le mieux adapté à la compétition, on s'étonnera de voir les concurrents lui préférer, le plus souvent, des voitures à hautes performances. Tout cela, en d'autres termes, ressemble d'assez près à une très franche hypocrisie. Mais on ne trouvera pas moins d'hypocrisie, et du même type, du côté des pouvoirs publics, par exemple lorsque la région Auvergne vente sa "terre de motards" parcourue au guidon de Speed Triple, de Super Duke ou de MV Agusta, soit largement de quoi arsouiller sans retenue mais, bien sûr, dans le plus étroit respect des règles, et des limitations de vitesse.
Et si l'hypocrisie était illégale, il n'y aurait plus beaucoup de politiques en liberté. On comprend ainsi pourquoi les autorités britanniques laissent le Cannonball Run en paix : elles ne peuvent rien lui reprocher. En France, depuis le fameux décret de 2006 sur les concentrations, qui implique entre autres de déposer le parcours d'une manifestation de ce type, la situation est différente, notamment parce que, si officielle que soit l'épreuve, son trajet reste secret. Il se murmure d'ailleurs que le décret de 2006 avait comme objectif premier de réprimer ce genre d'événement, et donc d'inventer une incrimination adaptée, à la hauteur de ce mortel danger et de cet insupportable défi que représente, une fois par an, la présence sur notre sol de cette poignée de "petrol heads". Mais la soute à munitions règlementaires nationale est suffisamment pourvue, en quantité comme en variété, d'armes de tous calibres pour que la gendarmerie n'éprouve nul besoin d'utiliser celle-ci. Il lui suffit en effet d'employer un classique, l'excès de vitesse supérieur à 50 km/h, pour avoir le droit de sortir l'arme nucléaire, la confiscation du véhicule. Certes, ce choix se paye d'une certaine inefficacité puisque, parmi la quarantaine de concurrents, deux seulement se verront privés de leur jouet. Outre-manche, une attention aussi sélective suscite l'intérêt du journaliste du Telegraph, lequel, en plus de traduire les informations policières, fait un travail qui a semblé superflu au correspondant de l'AFP puisque, témoignages à l'appui, il s'interroge sur la pertinence d'une répression aussi précisément cadrée. Ce qui, par ailleurs, amène le sociologue à quelques réflexions.

Car cette considérable opération de police au si maigre butin trouve l'essentiel de sa justification dans le domaine symbolique. Or, la situation que l'on retrouve ici, la condamnation morale de ces agissements irresponsables, la stigmatisation d'une infime catégorie de population au nom du droit des gens et du plus grand nombre à la tranquillité retrouvent trait pour trait des caractéristiques vieilles d'un siècle, datant des débuts de l'automobile, avant la Première guerre mondiale. François Ewald, dans un ouvrage inaccessible et publié à la Documentation Française en 1982, a décrit l'effroi qui s'est emparé alors des populations, et a trouvé un écho sur les bancs de la Chambre des députés, face aux exactions des "barons du 100 à l'heure" et autres "ploutocrates arrogants", lesquels s'affrontaient dans de meurtrières courses sur route ouverte. L'insupportable arrogance de cette poignée de nantis, leur mépris du seul bien des pauvres, leur vie, qu'ils fauchent au coin d'une rue sans même prendre la peine de s'arrêter, la manière dont ils profitent de leur richesse comme de leur oisiveté pour détourner à leur seul profit et au détriment des gens ordinaires l'espace public de la route provoquèrent alors, de la part des autorités comme de la population, des réactions allant de la vertueuse indignation à l'agression physique contre les "écraseurs".
Le retour, exactement un siècle plus tard, de comportements du même ordre vaut peut-être comme indice d'une autre réapparition, celle d'une catégorie de population extrêmement riche dont les devanciers, comme l'a montré Thomas Piketty, seront ruinés entre les deux Guerres mondiales. Mais on trouve dans la situation actuelle une différence, puisque les forces de police disposent des moyens légaux, physiques et symboliques de réprimer ces agissements et d'assurer la publicité de leur action, et un invariant : les riches, au fond, constituent d'éternels et irremplaçables objets de détestation, objets d'autant plus pratiques qu'ils font, d'eux-mêmes, tout ce qu'ils peuvent pour se faire détester.