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égotisme

, 19:16

Trompé par l'irrésistible appétence de la presse grand public pour le fait-divers, on a trop tendance à ignorer que, statistiquement, compte tenu de la quantité infinie d'occurrences possibles à chaque instant, l'accident corporel de la circulation routière reste un événement rarissime. Et ceci s'explique parce que les individus qui prennent quotidiennement part au trafic routier ont, en quasi-totalité, intégré le principe d'une double surveillance, par laquelle ils contrôlent leur comportement aussi bien que celui des autres. Sommairement, en première analyse, l'accident est donc le produit d'une double défaillance. Dans un des très rares ouvrages sociologiques consacrés à la sécurité routière, Jean-Marie Renouard s'intéresse à ces fautes de comportement. Ayant mené plus d'une centaine d'entretiens auprès de conducteurs qui répondent de leurs infractions devant les tribunaux, il met en lumière une sorte de code de la route implicite, tacitement établi entre conducteurs expérimentés, avec des normes souvent très locales, largement respectées mais pas nécessairement légales. Respecter les normes plus que le code, c'est être un bon conducteur ; se moquer des premières comme du second fait de vous un chauffard.

L'implication prépondérante du chauffard dans l'accident corporel, parfois grave, très rarement mortel, constitue une hypothèse crédible, mais difficile à mesurer. Un pas plus loin, on sort du domaine de l'accident pour entrer dans celui de l'homicide volontaire. La totale singularité de ces événements devrait interdire à tout individu rationnel d'en tirer des conclusions générales, et laisser ce soin au seul acteur qualifié, la justice. Le récent décès d'un jeune cycliste victime d'un automobiliste criminel dans une avenue parisienne a pourtant été traité de manière bien différente. Au delà de l'hommage au camarade disparu, il a apporté au lobby pro-vélo l'occasion de montrer son efficacité et sa réactivité, ainsi que sa volonté d'instrumentaliser ce fait-divers pour y voir précisément ce qu'il ne peut pas être, un symptôme caractéristique d'un mal répandu, mal que ces activistes se proposent de combattre à leur manière.

Frédéric Héran, économiste aujourd'hui émérite de l'université de Lille, lequel a consacré une bonne partie de sa carrière à écrire sur le vélo, notamment dans le cadre d'un programme ministériel qui semble aujourd'hui interrompu, le PREDIT, emploie le même procédé dans un billet qui appelle quelques commentaires.
Son auteur reprend, sans le citer, voire sans le connaître, et en ne s'appuyant sur aucun autre corpus que son expérience et son ressenti, l'analyse de Jean-Marie Renouard à propos de ce code de la route implicite souvent indifférent à la légalité que pratiquent les usagers expérimentés. Mais il franchit un pas que devrait s'interdire un chercheur en faisant sa promotion, en détaillant à destination des seuls cyclistes toutes les infractions qui ne devraient pas être considérées comme telles, mais seraient incluses dans le code de la route s'il se préoccuperait enfin d'autre chose que des automobilistes.
Et le moment le plus insupportable de cet appel constant à la désobéissance routière est atteint lorsque son auteur enrôle d'office dans sa croisade, avec le cynisme de la bonne conscience qui caractérise le bourgeois éclairé, des individus qui ne lui ont rien demandé tout en étant sommés de partager les intérêts des cyclistes : les piétons. Pourtant, ce sont eux, et pas les cyclistes, qui occupent le sommet de la chaîne de la vulnérabilité des usagers de la route. Et à cause des cyclistes, dans les grandes villes, depuis une dizaine d'années, leur sécurité se trouve fortement dégradée. Ce dont on se rend aisément compte grâce à ces éléments de preuve dont Frédéric Héran se passe fort bien, des données statistiques.

L'accidentalité routière connue des autorités permet à l'ONISR de dresser une carte détaillée grâce à laquelle tout un chacun peut découvrir où et quand, entre quels antagonistes et avec quelles conséquences, les accidents corporels se produisent. Régulièrement actualisée, elle vient d'être mise à jour avec les dernières données disponibles, celles de l'année 2023. Une utilisation habile des filtres proposés permet une sélection fine des éléments de son choix : on va donc s'intéresser aux seuls accidents qui opposent d'un côté les piétons, et de l'autre les cyclistes et assimilés, sur le territoire le plus riche, Paris. L'historique remontant jusqu'en 2014, on se contentera des cinq années les plus récentes, soit de 2019 à 2023, période qui englobe l'exception 2020. Sur cet intervalle, l'ONSIR recense 1237 accidents correspondant à cette définition, qui ont fait 8 tués et 1392 blessés dont 55 hospitalisés. Pour la seule année 2019, on relève 212 accidents entre piétons et cyclistes, avec comme bilan un tué, 12 blessés hospitalisés et 223 blessés légers. Cinq ans plus tard, en 2023, on est passé à 302 accidents faisant 344 victimes, avec un tué, 18 blessés hospitalisés et 325 blessés légers. À Paris, en cinq ans, le nombre d'accidents impliquant les piétons et les cyclistes et conducteurs de trottinettes motorisées a donc augmenté de 43 % ; le nombre de victimes, de 46 %. Derrière les automobilistes avec 397 accidents, loin devant les motocyclistes et les chauffeurs de véhicules utilitaires, les cyclistes sont désormais la deuxième catégorie la plus accidentogène pour les piétons.

Sectaire et sans nuances, la politique pro-vélo adoptée depuis une vingtaine d'années dans quelques métropoles, et avant tout à Paris, a comme propriété d'être anti pareto-optimale : elle améliore le bien-être d'une seule catégorie de citoyens, au détriment de toutes les autres. Et si les automobilistes, chauffeurs-livreurs ou passagers d'autobus souffrent essentiellement d'inconvénients tels des parcours rallongés, des trajets désormais impossibles ou des quartiers interdits, tous éléments qui n'ont rien de négligeable, il en va tout autrement pour les piétons. En ville, et en particulier pour ce qui concerne les accidents mortels, les piétons sont systématiquement les plus exposés. Longtemps, ils risquaient essentiellement leur vie en traversant la rue, en profitant quand même de la sécurité offerte par les feux tricolores. Désormais, à cause des cyclistes, il n'en est plus question. La totale impunité dont jouissent ceux-ci jusqu'au moment de l'accident contraint les piétons des grandes villes à subir une insécurité permanente, y compris sur ce refuge qui leur appartenait jusque là, le trottoir : en particulier pour les plus âgés, les plus vulnérables, il faut maintenant intégrer l'idée qu'ils ne peuvent plus jamais se déplacer en paix, puisqu'à chaque instant le tueur silencieux peut surgir dans leur dos.

patrimoine

, 19:10

Dans le calendrier bien réglé de l'information télévisée, le mois de septembre tient une place à part. Reprise de l’activé après la torpeur estivale oblige, il débute avec cette inévitable succession de sujets consacrés à la rentrée des classes, inscrits dans une séquence qui démarre dès la mi-août pour prendre fin un mois plus tard, tout en présentant, d'année en année, systématiquement les mêmes points, du coût des fournitures scolaires à la défaillance des autorités incapables de répondre, en quantité comme en qualité, aux besoins en matière de personnel enseignant. On sait que ces sujets toujours refaits et toujours à refaire sont désignés par le sobriquet de marronniers : et, en l'espèce, la forêt de septembre se montre particulièrement riche.
Les journées du patrimoine offrent une autre occasion de s’immerger dans la rassurante routine télévisuelle. On défile cette fois-ci devant les, et à l'intérieur des, palais de la République, exceptionnellement ouverts au bon peuple qui s'infligera des heures d'attente pour avoir le droit de contempler un lieu de pouvoir, tout en nourrissant l'espoir déraisonnable de réussir à approcher un puissant.

Bien au-delà de la seule pompe officielle, les journées du patrimoine fournissent pourtant à des acteurs extrêmement divers, publics ou pas, gros ou petits, professionnels comme amateurs, l'occasion de donner à tout un chacun accès à un bien de nature très variable, et, souvent, privé. Aussi vaste qu'hétéroclite, le programme composé dans chaque métropole garantit au curieux de trouver une sortie adaptée à ses goûts, voire à son vice.

Ainsi, à Marseille, l'amateur d'architecture moderne se voit offrir depuis peu une occasion d'occuper son samedi plus intelligemment qu'en affrontant les deux heures de queue nécessaires pour accéder à la cité radieuse de Le Corbusier. Au cœur de la ville, sur la lisière sud du quartier Belsunce ou, en d'autres termes, en bordure de la Canebière, il pourra visiter le Building Canebière de René Egger et Fernand Pouillon, œuvre que ce dernier devait considérer comme sans importance puisqu'il ne lui consacre qu'une demi-ligne dans son autobiographie.

Ce bâtiment imposant se trouve en effet assez éloigné des constructions qui ont fait la réputation de l'architecte, ces ensembles herculéens de logements en pierre de taille dont le dernier, à Boulogne-Billancourt, lui vaudra ces petits soucis judiciaires qui le contraindront ensuite à s'expatrier pour poursuivre sa carrière en Algérie. Inscrit au patrimoine du XXe siècle, ce qui lui permet d'exhiber un joli logo et de disposer d'une notice monographique, mais ne fournit pas un centime d'argent public pour l'entretien d'un ensemble qui se dégrade, le Building, édifié au début de la période de reconstruction d'après-guerre, vaut comme un exemple de modernité à l'américaine, tout en ayant suivi un parcours assez tourmenté.

Au départ conçu comme immeuble de bureaux, première affectation dont témoigne ce cabinet d'architectes qui occupe aujourd'hui les locaux de l'agence Pouillon-Egger, le projet a évolué pour finalement se retrouver copropriété de logements. Le plan libre, cette technique née avec le 25bis rue Franklin des frères Perret, où les murs porteurs ont disparu au profit d'un empilage de poteaux et de planchers qui apporte une grande liberté dans l'aménagement de l'espace, la structure de l'immeuble, qui se compose en fait de deux barres face à face, séparées par des cours et reliées par un élément central où l'on trouvera escaliers et ascenseurs, évitant ainsi l'écueil d'une trop forte épaisseur, laquelle caractérise les ordinaires immeubles de bureaux, ont permis une telle mutation.

Organisée par les créateurs d'un studio de design installé dans l'immeuble, la visite du Building, des parties communes et de trois appartements, à côté de son intérêt architectural, débouche sur une perspective un brin sociologique lorsque l'on découvre, dans ce quartier central, donc, conformément à l'exception marseillaise, populaire, une petite bande d'esthètes amateurs de modernité, et suffisamment courageux pour ouvrir leurs portes à un flot d'inconnus. L'absence de murs porteurs leur a procuré de larges possibilités d'aménager leur espace. Le modèle qui semble s'être imposé, sans doute à cause de surfaces relativement modestes, a consisté à abattre le plus de cloisons possible, à ouvrir chambres et cuisines, et à exposer à la lumière tout la surface d'appartements qui, dans les étages élevés, disposent, par l'absence de vis-à-vis, de vues spectaculaires. Avec, nécessairement, comme ameublement un choix de chaises Verner Panton ou Jean Prouvé, grâce auxquelles l'amateur de modernité se retrouve en territoire connu, dans un univers dont il comprend et partage les codes. Comme avec les palais du pouvoir central, mais plus modestement, plus authentiquement, et grâce à l'initiative de bénévoles, le visiteur aura ainsi bénéficié de la fugitive impression d'accéder à un cercle de happy few.

village

, 19:03

À l'origine, on trouve une centrale électrique. Bâtie au début du siècle dernier en bord de Seine, à Saint-Denis, à la limite avec Saint-Ouen, sur un terrain progressivement occupé par des constructions variées mais toutes liées à la production et à la distribution d’électricité, l'usine cessera son activité au début des années 1980. Vingt ans plus tard le vaisseau amiral du site, la grande halle des machines, deviendra la pièce maîtresse d'une cité du cinéma qui accueille plusieurs plateaux de tournage, et l'école Louis Lumière, laquelle forme les techniciens supérieurs du cinéma. Tout autour des bâtiments divers, hôtel, pavillons, locaux artisanaux. Un peu plus loin, au sud-ouest, à Saint-Ouen, une grande école d'ingénieurs en mécanique. Encore un peu plus loin, mais à moins de deux kilomètres, à l'est, le stade de France. Une ancienne zone industrielle, des terrains appartenant en partie à une entreprise publique, une position stratégique dans une banlieue en plein développement autour du hub de Pleyel : pas besoin d'aller chercher plus loin le site où implanter le village qui accueillera durant quelques mois les athlètes des Jeux Olympiques 2024.

On va donc construire là une zone d'aménagement concerté, alias ZAC, un peu spéciale, puisqu'elle ne se présente pas comme telle tout en respectant les usages du genre. Avec d'abord sa surface, significative avec ses 40 hectares, mais quand même relativement modeste. À titre de comparaison, sa voisine, la ZAC des docks de Saint-Ouen, occupera à terme 100 hectares là où la plus lointaine Clichy-Batignolles s'étend sur 54 hectares. Avec aussi l'inévitable pointure architecturale en charge du schéma d'ensemble, en l'espèce Dominique Perrault. Avec enfin les contraintes politiques et réglementaires propres à ce type d'exercice, qui se doit d'adhérer à toutes les exigences de vertu en cours. Mais à ce fonds commun s'ajoutent deux éléments spécifiques : une date de livraison impérative et qui ne peut souffrir d'aucun retard, et une obligation de bâtir du provisoire qui doit ensuite durer, mais sous une autre forme.

Autant dire que l'accumulation des contraintes ne peut que conduire à un résultat aussi prévisible qu'uniforme. Que ce soit rive droite, sur sa portion audonieno-dionysienne, ou au centre, avec cette partie de l'Île-Saint-Denis surplombée par le viaduc de l'autoroute A86, on retrouve les mêmes alignements de bâtiments, similaires par leur taille, leur orthogonalité, et leur structure. Car pour construire le village, le construire dans les temps, et pouvoir ensuite facilement transformer ces logements qui, au fond, appartiennent à un type particulier de cité universitaire, en appartement familiaux, on a massivement fait appel au mode de construction à la mode, le bois.
L'assemblage de modules en bois sur une structure généralement de la même essence produit une forme de canevas unique. Il appartiendra aux architectes de rompre cette uniformité en tentant de varier les façades. Bien qu'amateur d’architecture moderne et contemporaine, l'observateur objectif se doit de reconnaître que le résultat n'a rien de bouleversant.

Les détracteurs qui comparent le village olympique aux ZUP des années 1960 avec leurs logements sociaux édifiés au chemin de grue, où l'on se contentait d'empiler de façon linéaire des modules préfabriqués, avec l'idée que plus c'est haut, plus c'est long, moins c'est cher, tombent paradoxalement juste. Dans les deux cas, la construction s'effectue au moyen de modules produits en usine, aux dimensions semblables, avec des ouvertures identiques, mais, aussi, à l'intérieur de strictes contraintes budgétaires. On ne prend guère de risques en imaginant que ceux-là même qui reprochent un manque d'ambition à ce projet olympique, cet événement de portée mondiale, mais qui ne durera que quelques semaines, auraient férocement commenté le moindre dépassement budgétaire si d'aventure les maîtres d'ouvrage avaient visé plus haut, et plus fort. Et puis, cette monotonie inhérente au processus constructif, il faut s'attendre à la rencontrer de plus en plus souvent, puisqu'il n'existe pas d'autre moyen de diminuer le surcoût de la construction en bois, désormais obligatoire étalon de vertu.
Le village est éphémère : ce qui en restera dans un an, c'est un quartier urbain en Seine-Saint-Denis peuplé d'habitants qui ne feront pas qu'y passer. S'il doit être jugé, c'est à cette dimension, celle de la durée, et ce qui s'annonce n'est pas nécessairement glorieux. On va, à partir d'une image, s'intéresser au cas de l'Île-Saint-Denis. Seule la partie septentrionale du bâti relève du village olympique, le reste faisant partie d'un écoquartier existant. "Quartier sans voitures", celui-ci possède une seule rue, étroite, qui conduit au pont de Saint-Ouen, déjà totalement saturé. Principale porte de sortie, une passerelle piétonne vers Saint-Ouen, à un kilomètre des transports publics de Pleyel. Sur l'autre rive, juste en face, un centre commercial régional, inaccessible. Parions que, bientôt, pour rompre l'isolement du ghetto, une navette fluviale comblera les quelques dizaines de mètres qui séparent les bons sauvages de la civilisation consumériste.

Alors, pourquoi accabler le village de critiques, et de critiques mal placées puisqu'elles ignorent le plus souvent la question principale, celle de son avenir ? En partie sans doute en réaction aux commentaires dithyrambiques avec lesquels les autorités ont salué le projet lors de son inauguration, qui pimentent d'une pointe de grotesque un ensemble qui reste, dans toutes ses dimensions, modeste, et dont la principale qualité est d'avoir été fini à temps, ce qui, après tout, est l'essentiel.
Mais sans doute, aussi, parce que les critiques trouvent là le vecteur idéal pour faire part de leur détestation de l'architecture moderne, eux qui, sûrement, admirent la production d'un DGM, cabinet qui sévit aussi à Saint-Ouen avec ses écrasants pastiches haussmanniens ou pseudo Art Déco. Pourtant, loin du sempiternel rappel de la plus spectaculaire provocation de Le Corbusier, le plan Voisin, la vraie référence de cette architecture impériale, l'authentique incarnation du culte de la colonnade et du néo-classicisme, l'inévitable conclusion du refus de la modernité, c'est le Bucarest de Nicolae Ceaușescu.

DPE

, 19:15

Le temps faisant, lentement, mais inexorablement, son œuvre, arrive le moment où l'évidence s'impose : on ne sera pas éternellement en mesure de grimper ses cinq étages d'un pas léger. Il faut donc se résoudre à déménager vers des cieux plus cléments, et avec ascenseur, quitter ce vieil appartement acquis voilà fort, fort longtemps, et le mettre en vente. Mais on a dépassé la triste époque où un sordide marchand de biens vous fourguait un truc grossièrement rafraîchi de quelques coups de pinceau, et pourtant quasi inhabitable. Aujourd'hui, l’État-cerbère monte la garde et impose de réaliser une foultitude de contrôles avant d'avoir le droit de mettre son bien sur le marché. Le plus connu, le plus redouté, le diagnostic de performance énergétique alias DPE va estimer la consommation en énergie du logement et les émissions de gaz à effet de serre qui en découlent, avant de vous donner une note. Or, il se trouve que l'on dispose, grâce à un compteur Linky, de vingt-quatre mois d'un historique exact de la consommation de la seule énergie employée, l'électricité. De façon remarquablement régulière celle-ci s'élève à 100 kWh par m² et par an, ce qui garantit une bonne note, un B voire, au pire, un C. On attend donc sans grosse inquiétude le verdict. Et là, c'est le drame.
Le certificateur retient une consommation de 427 kWh/m²/an. À 1,4 % près, vous voilà pourvu de la pire note, un G, et relégué dans la catégorie infamante de ces passoires thermiques qu'une presse hétéronome stigmatise à coup de reportages dramatiques, de murs suintants d'humidité, de moisissures incontrôlables et de fenêtres vermoulues.

On veut bien prendre cet écart énorme entre la consommation constatée et le chiffre généré par le logiciel du diagnostiqueur comme un brevet de sobriété, mais quand même, au-delà des petites négligences de l'homme de l'art, qui jouent, mais à la marge, comment l'expliquer ? Une note récente du Conseil d'Analyse Économique, qui s'intéresse précisément à ce sujet, a suscité un certain intérêt. Elle s'appuie pourtant sur des données dépourvues de représentativité, issues du fichier clients d'une unique banque mutualiste, et procède à une répartition bizarre des logements, puisque deux tiers de l'échantillon observé se retrouvent rangés dans une seule classe. Malgré tout, l'étude constate à quel point le DPE, qui sous-estime la consommation énergétique des logements les plus sobres, et surestime de façon impressionnante celle des plus mal notés, n'entretient qu'un lointain rapport avec la réalité.

Comprendre une telle distorsion implique une connaissance fine de la méthodologie employée, laquelle n'est pas accessible au profane. On se contentera de discuter une seule notion, fondamentale, l'énergie primaire. L'électricité étant nécessairement produite à partir d'une autre énergie, du charbon ou du gaz par exemple, on considère qu'il est bien moins efficient de se chauffer à l'électricité qu'avec une énergie dite primaire. Le DPE pénalise donc cet usage, en lui affectant un coefficient multiplicateur de 2,3. Sauf que dans un pays à l'électricité décarbonée, une telle notion est vide de sens : l'énergie primaire, ici, c'est la gravité, le vent, le soleil, ou l'uranium. Et sauf à se chauffer aux déchets nucléaires, ces sources ne sont utilisables qu'une fois converties en électricité. Pourquoi donc maintenir cette fiction ? Parce que le DPE est bifide : d'un côté, il note la consommation énergétique, de l'autre, la production de gaz à effet de serre. Avec une électricité décarbonée, un logement dit tout électrique sera nécessairement bien classé selon le second critère. Il faut donc trouver un moyen de dégrader le premier. Car telle est la fonction du DPE : faire en sorte qu'au moins une des deux notes soit mauvaise, de façon à contraindre le propriétaire d'un logement ancien à le rénover.
En l'espèce, quelles sont les améliorations suggérées ? Refaire l'isolation, et installer une pompe à chaleur. Une pompe à chaleur, au dernier étage d'un immeuble datant des années 1930. Sans balcon ni terrasse, évidemment. Le diagnostiqueur estime l'investissement total à 20 000 euros. Supposons, ce qui paraît déjà bien optimiste, que ces travaux permettent d'économiser 200 euros par an : sans même se préoccuper d'actualisation ou de dépréciation des équipements, rentabiliser un tel investissement prendrait un siècle.

Voilà dix ans, deux spécialistes de l'Atelier parisien d'urbanisme on conduit en terrain neutre, la Belgique, une remarquable étude qui analyse très précisément les options de rénovation du bâti bruxellois ancien. Les connaisseurs savent que celui-ci est souvent constitué d'une formation spécifique, la rue composée de maisons familiales mitoyennes, étroites, hautes de deux ou trois étages et donnant sur un petit jardin. Catalogue de pratiques pas forcément bonnes, le rapport détaille les mauvaises manières de rénover un logement, expose les conséquences d'une isolation posée en ignorant les contraintes d'un bâti ancien qui risque fortement d'en souffrir, et insiste pour maintenir une durée d'amortissement raisonnable des investissements : "Le niveau d’exigence énergétique porté sur la rénovation doit être a minima la recherche d’un optimum économique et non celui du meilleur niveau de performance." En résumé, il plaide pour le pragmatisme.

La voix de la raison, en somme. Autant dire qu'elle n'a aucune chance de perturber le mode de raisonnement qui a conduit à faire du DPE, outil d'abord purement indicatif, puis contraignant, puis imposant aux propriétaires-bailleurs une mise aux normes de leur logement faute de quoi ils n'auront plus le droit de le louer, une arme qui se retourne aujourd'hui contre ses concepteurs. Il est de bonne logique technocratique de chercher à atteindre une cible tout en affirmant en viser une autre, en considérant les individus placés dans la ligne de mire comme absolument passifs, et incapables de mettre en œuvre une stratégie leur permettant d'éviter la flèche. Or, plutôt que de consentir à des investissements coûteux à la rentabilité aléatoire, les propriétaires cibles du DPE ont préféré retirer leur logement du marché locatif pour le mettre en vente, ou plus simplement le laisser vide dans l'attente de jours meilleurs. Survenant parallèlement à l'effondrement des mises en chantier, leur réaction a entraîné une contraction du marché de l'immobilier locatif devenue, en peu de mois, insoutenable. La réalité finissant toujours par avoir raison, elle va imposer aux pouvoirs publics une capitulation qui prendra la forme d'une profonde révision des critères du DPE. En attendant, la crise continue et, comme toujours, les plus démunis en sont les principales victimes.

enchantement

, 19:03

Il en rêvait, le système éducatif lui a permis de le faire : né dans le département le plus pauvre de France métropolitaine, la Seine-Saint Denis, un jeune ingénieur vient d'annoncer que, au terme d'un parcours scolaire un peu particulier, il venait d'être recruté par la NASA. L'origine sociale modeste dans le département délaissé, l'ambition assouvie en dépit des obstacles, le triomphe de la rigueur et de l'obstination, autant d'éléments classiques du grand discours qui, pas nécessairement à tort, fait, aujourd'hui comme hier, de l'école républicaine l'unique moyen d'ascension sociale pour ceux qui se trouvent fort mal dotés en toute espèce de capital.
De quoi alimenter la presse avec l'une de ces histoires édifiantes qui lui permettent de compenser un peu la noirceur du quotidien. De quoi aussi intéresser, pour des raisons distinctes, les sommets de l’État, puisque le Ministre de l’Économie et des Finances comme le Président de la République complimentent le jeune homme lequel, pourtant, en s'installant aux États-Unis, va faire profiter un pays étranger des fruits d'une éducation supérieure financée par le contribuable.

Cela, sans doute, parce que son parcours scolaire a emprunté un chemin de traverse qui lui a permis, à côté du système de sélection traditionnel par les classes préparatoires, d'accéder à une école d'ingénieurs de fort bon niveau après avoir obtenu un DUT. Ce chemin, celui des études supérieures par apprentissage, ouvre une voie bien adaptée aux étudiants d'origine modeste qui, souvent victimes de leur auto-sélection, n'osent pas s'aventurer sur les territoires quadrillés par les rejetons des catégories sociales supérieures. Or, justement, la promotion de l'apprentissage et de l'enseignement en alternance appartiennent aux rares succès revendiqués par le pouvoir actuel, et il est bon de les illustrer au moyen d'un exemple idéal-typique. Cette politique, au demeurant, produit des effets qui ne se limitent pas à un cas particulier. L'INSEAD, qui dispose d'une certaine légitimité historique en matière d'affaires internationales comme d'étudiants à fort potentiel, publie depuis dix ans un rapport annuel qui analyse et compare les capacités de 143 pays à produire des élites. Dans ce classement-là, la France ne se place pas si mal, en partie, justement, par sa capacité à "former tout au long de la vie".

Hélas, il appartient, comme toujours, au sociologue de s'acquitter de sa pénible tâche, rompre l'enchantement. Selon l'intéressé lui-même, cette embauche à la NASA, et plus précisément au JPL, le plus légendaire des laboratoires de légende, se trouve n'être qu'un contrat de six mois, dont on ignore la nature exacte, dont on ne sait s'il sera prolongé. Il envisage d'ailleurs son avenir plutôt au sein de l'ESA, organisme qui, pour avoir effectué son alternance chez ArianeGroup, lui est déjà connu. Fils d'un technicien supérieur en informatique, son origine sociale relève par ailleurs plus d'une petite classe moyenne que d'un milieu réellement populaire. De technicien supérieur à ingénieur, l'ascenseur social est simplement monté à l'étage au-dessus.

L'histoire politique et sociale du pays comporte bien d'autres cas d'évolutions autrement plus significatives. L'exemple le plus spectaculaire se trouvera sans doute en la personne du premier polytechnicien noir, Sosthène Mortenol. Né à la Guadeloupe en 1859, fils d'un esclave affranchi, les capacités remarquables de Sosthène Héliodore Camille Mortenol lui permettront d'obtenir une bourse grâce à laquelle il poursuivra ses études secondaires à Bordeaux avant de réussir le concours d'entrée à Polytechnique. Sortant avec un classement très honorable, il fera carrière dans la marine, participant notamment à la désastreuse conquête de Madagascar. La valse des affectations le mènera à Toulon, à Brest, au Congo ou en Indochine, lui valant au passage un paludisme qui le poursuivra durant toute son existence. Finalement promu capitaine de vaisseau, la Première guerre mondiale le conduira à un nouvel engagement, puisqu'il sera chargé d'organiser la défense antiaérienne de la capitale, alors soumise aux bombardements des Gotha et autres Zeppelin.
Une vision enchantée ferait de son parcours une paradoxale illustration de la plus pure méritocratie républicaine : on peut avoir été déporté de son pays natal pour être réduit en esclavage, et malgré tout donner naissance à un fils qui sortira de la plus prestigieuse des grandes écoles de la République avec un fort bon classement, puis suivra une carrière militaire qu'il terminera comme officier supérieur. Mais l'observateur objectif se doit d'ajouter que, au-delà de ses incontestables qualités, Sosthène Mortenol a bénéficié de l'appui d'un puissant parrain, en la personne de Victor Schoelcher. Et puis, dans la Royale, cette arme réputée pour son traditionalisme, un de Machin de Chose avec de tels états de service aurait sûrement atteint le grade d'amiral. Le fils d'esclave restera à l'échelon inférieur, victime de ce que l'on n'appelait pas encore le plafond de verre.

Que la presse adore ces destins exceptionnels qui lui fournissent de si bonnes histoires ne doit pas faire oublier que ceux-ci ont comme première propriété d'être, précisément, exceptionnels. Et ces histoires ne disent rien de tous ces anonymes, sans doute aussi capables qu'un Sosthène Mortenol mais qui, eux, n'ont pas eu la chance de rencontrer ces bonnes fées qui savent métamorphoser un destin. Le déterminisme sociologique n'a a jamais été autre chose que probabiliste. Toutes les exceptions restent, en permanence, possibles, et on laissera au statisticien le soin de calculer la probabilité composée des événements saillants de la carrière des frères Lachheb, fils d'un chef de chantier marocain, jumeaux, polytechniciens, et anciens de l'équipe de France de saut à la perche. Mais c'est seulement dans les contes de fées que les princes épousent des bergères étant entendu que, même dans les contes de fées, les princesses n'épousent jamais les bergers.

dilettantes

, 19:12

On le sait depuis Jacques Rouxel et ses Shadoks, taper toujours sur les mêmes permet de réduire le nombre des mécontents. Ici, pourtant, l'histoire commence assez innocemment, lorsque la Commission européenne entame un processus de révision de la directive régissant les permis de conduire. Pour l'essentiel, le texte n'apporte rien de fondamentalement neuf, et cherche surtout à traiter quelques-uns des problèmes de l'heure, la sécurité des usagers vulnérables, le recrutement des conducteurs de poids-lourds, la numérisation des permis de conduire ou la poursuite des infractionnistes au-delà des frontières nationales. S'y ajoutent deux ou trois innovations portant sur des questions longuement débattues, en particulier l'obligation de subir des contrôles d'aptitude physique réguliers à partir d'un certain âge. Comme souvent, un cocktail hétéroclite de mesures techniques d'importance variable. Ainsi vont les choses jusqu'au moment où le Parlement européen entame sa partie du travail. Et les amendements qu'il propose alors ont largement de quoi mettre le monde motard en colère, et inquiéter ses organisations.

Le brouillon présenté à la Commission des transports du Parlement ressemble au travail d'un prof négligeant, corrigeant mollement une copie sans enjeu, puisqu'elle concerne des motocyclistes et automobilistes, citoyens d'intérêt secondaire. Sans se donner la peine d'apporter d'autre justification que la sempiternelle la vitesse tue, il va inventer une limitation liée non pas au type de route empruntée, ni même à la catégorie du véhicule, mais au permis que les usagers possèdent. Ainsi, côté moto, les usagers ayant accès aux seules motocyclettes légères n'auront pas le droit de dépasser les 90  km/h, les titulaires du permis A2 seront limités à 100 km/h, tandis que les autres, avec le permis A, auront droit à 110 km/h.
Élargissant considérablement le cercle des mécontents, le projet applique cette même contrainte aux automobilistes titulaires du permis B. Nouveauté remarquable, il va ensuite inventer un permis de conduire supplémentaire, le B+, exigé pour la conduite d'une automobile lorsque son poids dépasse 1 800 kg. Paradoxalement, et de manière parfaitement incohérente, sans doute pour rassurer Berlin, ne pas désespérer Ingolstadt et sauver la grosse berline allemande, seuls les possesseurs de ce permis seront autorisés à atteindre les 130 km/h. Enfin, un traitement particulier sera réservé à ceux qui entameront leur carrière délinquante de conducteur de véhicule à moteur par l'étape la plus modeste, le cyclomoteur. La Directive originelle prévoit certes de réserver l'accès à cet engin aux plus de seize ans, mais laisse les États-membres libres d'abaisser cette limite à quatorze ans, comme c'est depuis toujours le cas en France. Le texte de la Commission des transports supprime cette option, privant ainsi les adolescents de ce qui a longtemps été, et reste pour tous ceux qui vivent dans des zones un peu périphériques et à l'écart des agglomérations, un indispensable premier outil d'émancipation.

On ne s'étonnera pas que ce travail aussi médiocre qu'irresponsable soit signé d'une des cheffes de fille de l'écologie criminelle, Karima Delli. Et pour imaginer plus aisément les conséquences d'une éventuelle mise en œuvre de ces mesures, on va procéder à un petit rappel historique, et revenir en France et en 1979 au moment où Christian Gérondeau, premier Délégué interministériel à la sécurité routière va, pour le bien des jeunes motards inconscients au guidon de leurs engins diaboliques, et en dépit d'une forte opposition, bouleverser les modes d'accès à la moto. Autant pour répondre au lobbying de Peugeot Cycles que pour calmer les inquiétudes personnelles du Premier ministre, Raymond Barre, il va supprimer la voie d'accès traditionnelle, qui passe par la motocyclette légère alors dénommée vélomoteur, avec sa cylindrée de 125 cm³. Celle-ci sera remplacée par un véhicule supposé plus adapté aux faibles capacités de l'industrie nationale, le 80 cm³, sorte de gros cyclomoteur dont la vitesse sera bridée à 75 km/h. Mais sa réforme subira un échec complet.
Jusque là, la carrière du jeune motard commençait à seize ans, avec le permis A1 et cette 125 cm³ aux performances modestes mais qui permettait de faire ses classes durant quelques années avec une vraie moto avant de s'orienter vers une plus grosse cylindrée, en obtenant le permis adéquat. Désormais, les candidats vont sauter cette étape, attendre d'avoir dix-huit ans et entrer dans le monde de la motocyclette lourde sans autre expérience que le cyclomoteur. Les conséquences seront tragiques, puisque, fait unique, ces années 1980 verront une forte augmentation de la mortalité relative des seuls motocyclistes. Quant au permis A1, il n'y survira pas : on délivrait chaque année de l'ordre de 70 000 à 80 000 permis de cette catégorie avant la réforme, moins de 20 000 après, et environ 5 000 aujourd'hui.

Quels effets qualifiés de pervers alors qu'ils étaient parfaitement prévisibles peut-on attendre du brouillon vert ? Sur les autoroutes et voies rapides, il transformera les usagers les plus vulnérables en chicanes mobiles. Dans les campagnes, il va reléguer un peu plus les adolescents pour lesquels le cyclomoteur est l'outil indispensable pour se rendre au collège ou au lycée. Et l'on imagine l'accueil que ces mesures recevront de la part des forces de l'ordre. Le système de contrôle automatique qui, n'ayant facilement accès qu'aux plaques d'immatriculations des véhicules, sanctionne non pas les conducteurs mais ce qu'ils conduisent, en plus de devoir associer chaque catégorie de véhicule à la vitesse limite qui lui sera attribuée, devra s'assurer de l’identité de leur conducteur, et du permis qu'il possède. En effet, pour ne traiter que des motocyclistes, rien n'interdit au titulaire d'un permis A de rouler sur un motocycle d'une catégorie plus modeste ; il pourra alors, en toute légalité, dépasser la vitesse assignée aux possesseurs des permis A1 ou A2. Pour espérer produire des effets, une politique publique se doit d'être effective, efficace et efficiente. La directive amendée ne satisfait pas aux deux dernières conditions ; on espère que, au moment du vote, le Parlement européen fera en sorte qu'elle ne satisfasse pas non plus à la première.

Dans sa façon de traiter la question de la sécurité routière, l'Union européenne arrive dans une impasse : elle persiste à poursuivre sa chimère de la Vision Zéro, alors même que la réalité qu'elle néglige est celle d'une mortalité routière qui, depuis dix ans en France, et plus longtemps ailleurs, a cessé de baisser. Le fait de se donner jusqu'à 2050 pour réussir l'impossible, faire en sorte qu'il n'y ait plus de morts sur la route, n'aide en aucune façon à la réalisation de cet objectif. Mais d'ici là, les dilettantes du Parlement auront tout loisir de pérorer, proposer des idées ineptes que d'authentiques connaisseurs, comme les techniciens de la Délégation à la sécurité routière, auraient rejeté d'un haussement d'épaules, et s'offusquer devant un micro complice du fait que leur courageuse initiative, pauvre victime du lobby automobile, n'ait pas survécu. C'est à peu près tout ce qui leur importe.

restauration

, 19:11

Tétou, c'est fini. Comme ses voisins et concurrents, le plus connu de ces restaurants ancrés depuis des temps immémoriaux à Golfe-Juan, le long du boulevard de la mer, tout près de la voie ferrée et à quelques encablures de cet ancien port de pêche devenu, grâce au doublement de sa superficie, port de plaisance parmi tant d'autres, l'espace ainsi gagné sur la mer ayant permis, à titre de bonus, l'installation d'une station d'épuration, a succombé aux pelleteuses lors d'une opération sévèrement encadrée par la puissance publique. L’État appliquait ainsi une récente loi littoral qui a entre autres objectifs celui de rendre leur virginité à des plages artificielles, et de n'y pas tolérer d'implantation humaine autre que temporaire, limitée à des installations provisoires et aux mois d'été.
Cette destruction date de 2018 ; pourtant elle représente, par ses objectifs, sa justification, son mode d'action et ses conséquences, une métaphore idéale pour une politique dont on débat aujourd'hui à l'échelon de l'Union européenne et dont la mise en œuvre, inévitablement, entraînerait des dizaines de milliers de Tétou.

L'Union, en effet, travaille en ce moment à un édifice législatif particulièrement audacieux, et vraisemblablement sans précédent par son ampleur, son ambition, sa complexité, sa polyvalence. Se donnant comme but d'éclairer le monde en lui expliquant l'avenir tel qu'il doit être, l'European green deal, un processus entamé fin 2019, approche de l'instant fatidique, celui où ces années d'études et de tractations seront converties en acte législatifs, le moment où l'intention se transforme en obligation. Évidemment, on ne pourra traiter cette architecture herculéenne autrement que de façon très superficielle, en disant quelques mots d'une des ses composantes à l'intitulé prodigieusement évocateur, la restauration.

Dans une brochure destinée au grand public, la Commission explique ce qu'elle entend par là : il s'agit de rentre à la nature ce qui lui appartient, et que l'activité humaine lui a enlevé. La "restauration des écosystèmes dégradés" vise à enrayer les "pertes de biodiversité" en appliquant un catalogue de mesures chaque fois adaptées à un milieu spécifique, de façon à leur permettre de retrouver un "état satisfaisant". On voit tout ce que ces formulations ont de relativiste et d'arbitraire. On devine derrière elles le travail de tout un écosystème de petites mains, scientifiques, militantes, scientifiques et militantes, qui trouvent dans ce corpus réglementaire l'aboutissement de décennies d'activisme. Naïvement, on se demande aussi ce qu'il y a dans tout ça de vraiment neuf.
Car ces zones à protéger existent, existent depuis près de trente ans, et la Commission y fait d'ailleurs largement allusion : il s'agit du réseau Natura 2000. Et en trente ans, ce réseau s'est étendu au point de couvrir aujourd'hui une superficie qu'un esprit rationnel ne peut que considérer comme énorme. En France, Natura 2000 occupe aujourd’hui 13 % du territoire métropolitain. En dehors des zones urbanisées, soit quelques poches comme la conurbation des Alpes-Maritimes, Toulon-Hyères, et Marseille, toute la côte méditerranéenne, son espace maritime et une bonne partie de son espace terrestre, se trouve aujourd'hui sanctuarisée. Certes, et comment pourrait-il en être autrement compte tenu des surfaces concernées, ce classement n'interdit pas l'activité humaine, et notamment agricole. Mais il va ajouter une couche de contrainte et de contrôle supplémentaire à un encadrement réglementaire déjà lourd, tout en facilitant le passage des activistes.

Le diable enfoui dans la nouvelle législation, comme d'habitude, ne se cache guère, et adopte la forme machiavélique d'un tournant législatif. De haute lutte, et à une courte majorité, le Parlement vient d'adopter un projet de règlement, c'est à dire un texte d'application stricte qui produira ses effets dès son entrée en vigueur soit, si le processus évolue de manière normale, début 2024, et en tous cas avant les prochaines élection européennes. Alors, ce qui, avec les zones Natura 2000, n'était qu’incitatif, deviendra contraignant.
Que prévoit-il, ce règlement ? Pour se contenter d'un unique exemple, son article 7 impose de "restaurer la connectivité naturelle des cours d'eau", c'est à dire d'enlever les obstacles à la "connectivité longitudinale et latérale" des eaux. On redoute, tant une telle interprétation aurait des conséquences délirantes, de comprendre qu'il s'agit de démolir les barrages et digues à cause desquels rivières et fleuves ont cessé d'être sauvages. La brochure citée plus haut donne un exemple de la marche à suivre avec la Skjern, au Danemark, laquelle, au prix d'un investissement de 35 millions d'Euros et à l'issue de travaux entamés en 1987, a retrouvé, sur une longueur de 25 km, son état originel de marécage. Le texte du Parlement impose, d'ici 2030, donc en six ans, de rendre à la nature 25 000 km de cours d'eau, soit mille fois la Skjern.
Essayons d'imaginer les conséquences pour un État comme les bien nommés Pays-Bas, lequel a comme propriété d'être très largement artificiel, avec ce territoire gagné sur la mer au prix de siècles d'efforts, efforts qui ont notamment permis de créer une agriculture extrêmement productive, puisqu'elle est aujourd’hui, en valeur, le deuxième exportateur mondial de produits agricoles. Faut-il cesser d'entretenir les digues, ouvrir les vannes et attendre qu'à la première tempête la nature reprenne ses droits ?

Déjà contraints, s'ils veulent toucher les subventions européennes, de laisser en friche 4 % de leurs terres arables, les agriculteurs seront les premières victimes du règlement. Voilà trente ans, on s'était moqué de Luc Ferry et de son Nouvel ordre écologique qui introduisait la notion de deep ecology, avec son agenda destructeur, alors même que l'ouvrage était, simplement, précurseur. La voie que les institutions européennes se préparent aujourd'hui à emprunter vise à refaire en sens contraire le chemin parcouru par l'Union, et à défaire ce qui a permis aux citoyens d'améliorer leur situation et, plus particulièrement, d'avoir cette assurance de disposer d'une alimentation saine en quantité suffisante. La sécurité alimentaire, ce combat de plusieurs siècles, à peine obtenue, les institutions, sans raison ni bénéfice, se préparent à y mettre fin. Bien évidemment, les obligations édictées par ce règlement, intenables, ne seront pas respectées : les réseaux activistes déjà présents dans chaque village n'auront alors que l'embarras du choix au moment d'appliquer leur tactique favorite, la guérilla judiciaire, source de multiples profits, en particulier dans le champ médiatique. On ne prend guère de risque en pariant que la réaction, déjà vive, s'amplifiera et que, après la rue, elle s'exprimera dans les urnes.

factieux

, 19:09

Un jour, peut-être, en retraçant la séquence politique que ce pays connaît depuis quelques mois, un historien sarcastique s'amusera à isoler l'épisode qui lui semblera le plus grotesque. À sa place, on choisirait sans hésiter ce moment où des élus fabriquent un scandale d’état avec la promulgation par le président de la République de la loi n°2023-270, promulgation supposée avoir sournoisement eu lieu au cœur de la nuit, pile à l'heure où les honnêtes gens dorment. Le Journal officiel, qui publie la loi dans son édition du 15 avril, n'existant plus depuis quelques années que sous forme électronique, et n'étant donc plus soumis au rythme particulier des quotidiens du matin, on se demande d'où peut bien surgir cette information. Peut-être de l'édition PDF du JO, datée précisément du vendredi 14 avril 2023, 23h46 UTC ? Il faut alors imaginer un Emmanuel Macron, lui dont chacun sait qui contrôle tout avec une précision maniaque, régler soigneusement son réveil sur l'heure dite pour être en mesure de boucler lui-même les 329 pages d'un quotidien qui doit impérativement être daté du samedi puisqu'il ne sort pas le dimanche ; un surhomme, assurément. Peut-être, plus sérieusement, l'historien s'intéressera-t-il à la curieuse trajectoire de cette loi, soutenue par une majorité relative, votée en dépit d'une obstruction féroce grâce à une procédure inhabituelle mais validée ensuite par le Conseil constitutionnel avant d'être promulguée dans la foulée, ce qui assure son effectivité, termine son trajet institutionnel et trouve sa place comme un élément parmi d'autres du grand corpus réglementaire qui gouverne la république.

Et pourtant, ça continue. Des manifestations aux coups d'éclat, de l'opposition persistante de syndicats pour une fois unis dans un front du refus unanime aux développements subtils d'un professeur au Collège de France qui tente de démontrer de toutes les manières possibles que cette démocratie-là, pourtant strictement inscrite dans le cadre du droit, n'est pas démocratique, la réforme ne passe pas. Elle souffre, certes, de multiples défauts, par exemple cette propriété de ne pénaliser que les actifs, et de ne modifier en rien la situation de cette frange de la population qui fait la fortune des croisiéristes, des agences de voyage et des propriétaires de maisons d'hôtes. Mais en cela, elle ne fait que suivre la ligne traditionnelle de conservation des privilèges acquis, connue sous l'acception pittoresque de "clause du grand-père".
Et nombre d'opposants prétendent que le financement des retraites ne pose pas de problème particulier. Ceux-là mêmes qui, voilà vingt-cinq ans, disaient que la question du chômage massif se résoudrait toute seule avec le départ en retraite des cohortes du baby-boom affirment ainsi aujourd'hui que l'équilibre des comptes naîtra automatiquement de leur décès.

Mais il y a plus. Si Dominique Schnapper analyse bien le caractère radical et dangereux de cette contestation née dans l'hémicycle et cristallisée, a l'écart de toute rationalité, dans une opposition maladive à un Emmanuel Macron devenu idéal-type de la haine de classe, on peut sans doute voir aussi dans cette exaspération le refus obstiné de la réalité, et la déception qui surgit lorsque celle-ci s'impose.
Ce choix, par définition détestable et détesté, de reculer l'âge de départ en retraite, ce qui à la fois raccourcit la durée de versement des pensions et allonge celle de la perception des revenus d'activité, signale un instant rare, une prise en compte de l'inévitable. Tentative insuffisante et inaboutie pour ajuster la réglementation à une évolution démographique pas spécialement neuve et aux effets impératifs, mais auxquels on espère toujours, en trichant, en rusant, en négociant un petit privilège, échapper, cette mesure peut s'analyser comme l'ébauche de cet aggiornamento tant attendu, et en particulier au-delà des frontières. Alors pourquoi si tard, pourquoi si mal ?

"Quand on veut la peau d'un ministre, on l'a." affirmait naguère, dit-on, un syndicaliste du secteur éducatif. À gauche comme à droite, Alain Savary ou bien Alain Devaquet, les exemples ne manquent pas de réformes piteusement avortées, et de ministres renversés par la rue. Pour les promoteurs d'intérêts corporatistes qui défendent avant tout leurs positions personnelles, le jeu des institutions démocratiques n'est que théâtre sans importance. Pour eux, le pouvoir effectif, accessible aux seuls initiés, n'est pas issu des urnes, mais s'exerce dans les coulisses, et se limite à instaurer un rapport de force bien souvent victorieux. Ici, pour l'instant, cette stratégie est un échec.
Dans ce monde en négatif où le déni de la démocratie naît du strict respect de la procédure, l'important n'est pas tant d'avoir mené ce combat que d'avoir résisté, fût-ce au prix d'une victoire à la Pyrrhus, là où d'autres ont abandonné. Mais alors, la suite ? Le ressentiment gronde, la révolte couve ce qui, dans le pire des cas, entraînera peut-être des conséquences catastrophiques, dont les premières victimes se recruteront dans les rangs de ceux qui appellent aujourd'hui à renverser le despote. Mais, après tout, l'un dans l'autre, grossièrement, sommairement, à la louche, on a ce qu'on mérite.

god-mode

, 19:11

En se mettant épisodiquement à jour sur des sujets d'intérêt divers, au hasard la sécurité routière, on s'expose parfois à des découvertes qui donnent à réfléchir. Accédant à la section appropriée du site de la Direction générale mobilité & transport de l'Union européenne, on trouve en page d'accueil une profession de foi, Vision Zero, qui prône, de façon aussi ferme que lapidaire, la complète disparition de la mortalité routière d'ici 2050. Intuitivement, un tel objectif semble un brin déraisonnable. Pourtant, ce concept a déjà une longue histoire, et une origine précise. La Direction reprend en effet à son compte une politique institutionnalisée en Suède en 1997, laquelle relève du genre de leçon qu'administrent ces insupportables premiers de classe, convaincus que le destin les condamne à être les meilleurs, et à éduquer les autres. Mais au-delà de la seule action publique, quantité de facteurs sur lesquels le législateur n'a guère de prise, géographiques, démographiques, économiques, climatiques, technologiques, expliquent que tel ou tel pays puisse se présenter comme modèle en matière de sécurité routière. Bien sûr, le pouvoir ignore ces facteurs, et ne veut retenir comme raison de son succès que ce concept qu'il présente comme révolutionnaire. Une telle politique, de plus, s'accompagne de dégâts collatéraux dont sont victimes ces catégories d'usagers de la route qui ont le malheur d'être minoritaires, la Suède étant par exemple connue pour son recours au fil à découper le motard.

Mais comment réussir à atteindre cet objectif certes noble, mais qui semble diablement ambitieux ? À grand renfort de technologies à développer, on imagine ce futur parfait de véhicules autonomes dont la sécurité active serait prise en charge par des automates, qui se déplaceraient sur des voies sûres, encadrés de barrières et de dispositifs de surveillance infaillibles. Mais peut-on, directement ou non, ramener l'accidentalité routière aux seuls véhicules à quatre roues ? Pour en juger, il est utile de retourner soixante-dix ans en arrière, et de revenir à une époque où la première propriété de l’automobile était sa rareté. En France, le premier bilan de la sécurité routière date de 1954. On était alors au tout début de cette expansion automobile à laquelle Luc Boltanski a consacré par la suite un article aujourd’hui ancien mais toujours intéressant. La première estimation d'un parc automobile alors en forte croissance date de 1955 et recense un peu plus de 3 millions d'automobiles. Au dernier décompte, elles étaient 38,7 millions, soit treize fois plus. En 1954, l'automobile restait essentiellement associée aux catégories sociales supérieures ; les ouvriers, logés près des usines, se rendaient alors au travail à vélo, tandis que les jeunes classes moyennes urbaines faisaient le succès de la Vespa, et les campagnards celui du VéloSolex. Le bilan de 1954 recensait 7 539 décès ; conducteurs et passagers de véhicules automobiles, toutes catégories confondues, ne représentent que 26 % de ce total, soit 1 970 morts. Si l'on néglige les 43 usagers de véhicules attelés et les 19 cavaliers ou conducteurs d'animaux, la masse des victimes de la route se répartissait entre les diverses catégories d'usagers vulnérables : 1 888 motocyclistes, sans qu'il soit possible de distinguer le scootériste de l’authentique motard, 648 cyclomotoristes, 1 322 cyclistes et 1 544 piétons. Le fait qu'ils aient majoritairement été victimes d'accidents impliquant des véhicules carrossés n'a, en l'espèce, pas d'importance.
Parmi les multiples causes de la baisse d'une mortalité routière qui, en France métropolitaine, s'est stabilisée autour de 3 300 décès annuels depuis 2013, la diminution de la part des usagers vulnérables n'est jamais prise en compte. La disparition de la Vespa avec la fin des années 1950, l'enrichissement de leurs propriétaires leur permettant d'accéder à l'automobile, la désaffection pour un vélo qui cessait d'être un mode de déplacement efficace pour des ouvriers et employés logés de plus en plus loin de leur lieu de travail et devenus utilisateurs de transports publics lourds dans les grandes agglomérations qui en sont pourvues, comptent au nombre des raisons cachées qui expliquent cette baisse de la mortalité.

Au demeurant, on peut fort bien trouver ailleurs que dans des archives l'exemple d'un système de déplacement qui accorde une part essentielle aux usagers vulnérables. Les Pays-Bas, le royaume du vélo, sont tout indiqués pour ce faire. La mortalité routière y est stable depuis 2010, et les cyclistes représentent plus d'un tiers des décès, avec une part croissante. Et en 2020, plus de deux tiers des blessés hospitalisés étaient des cyclistes ; 83 % d'entre eux étaient victimes d’accidents n'impliquant pas de véhicules motorisés.

En d'autres termes, encourager le développement de l'usage du vélo et poursuivre la chimère d'une route sûre, sans victimes autres que légères, revient à se donner deux objectifs mutuellement exclusifs, ce qui n'empêche nullement les institutions européennes de les mener, de front. La vision zéro implique de transformer les humains en êtres immortels et invulnérables : en dieux, en somme.
Se fixer un but inaccessible mais de très long terme permet de justifier paresseusement l'activité d'un complexe législato-administratif et de tous ceux qui y prennent part en y trouvant des rémunérations diverses et pas seulement pécuniaires, des chercheurs aux militants, des politiques aux fonctionnaires, des journalistes aux législateurs. Le zéro, phytosanitaire ou accident mortel, production de gaz à effet de serre ou pollution atmosphérique, virus ou matières grasses, bâtiment mal isolé ou construit sur un terrain agricole, est devenu l'horizon par définition indépassable, et contraignant, de toute politique publique. Et qu'elles se dotent d'un terme lointain ne fait pas de ces politiques des objets sans danger, ne serait-ce que parce que, trivialement, on se rapproche en permanence de l'échéance prévue. Quand celle-ci se profile et dévoile, comme par exemple avec les zones à faibles émissions, l'ampleur de conséquences pourtant prévues dès le départ, il ne reste qu'à capituler le plus discrètement possible. On souhaiterait ardemment retrouver un peu de pragmatisme, et de bon sens ; mais, à l'échelon national comme européen, la représentation des citoyens a perdu tout intérêt pour la réalité, et se satisfait pleinement de gérer l'imaginaire.

bis

, 19:19

Décidément, on se doit d'y revenir. Mais pas tant à cause des conséquences effectives de l'entrée en vigueur d'un contrôle périodique des motocyclettes lourdes. Conformément à la directive européenne de 2014 la procédure, en plus de mesurer le niveau de bruit et d'émissions du pot d'échappement, devrait pour l'essentiel se borner à vérifier l'état des freins, des pneus, de la colonne de direction et de l'éclairage, autant d'opérations banales, effectuées de façon routinière à chaque révision. Encore ne s'agit-il là que d'une hypothèse, les États membres restant libres de définir le contenu exact du contrôle, ainsi que sa fréquence. Pour une grande majorité de motards, cet ennui superflu coûtera juste un peu de temps, et quelques sous. Il en ira autrement pour les amateurs de trucs un peu spéciaux, et pour les ruraux.
Car les pouvoirs publics, refusant comme toujours de s'intéresser aux particularités du monde motard, introduisent avec cette obligation une forte discrimination géographique. L'usage de la moto ne déborde guère des grandes agglomérations, des rives de la Méditerranée et, de façon plus générale, du sud du pays. Certains départements sont déserts : en 2019, toutes catégories confondues, on a immatriculé 398 motocycles dans la Nièvre, 386 dans l'Indre, 307 dans la Creuse ou 191 dans la Lozère. Là comme dans d'autres départements délaissés, le marché des véhicules à vérifier s'élèvera à quelques dizaines d'unités par an. Les centres de contrôle technique, s'ils existent, seront très éloignés des utilisateurs tandis que, pour rentabiliser les investissements, leurs tarifs seront prohibitifs.

L'intérêt de l'objet, et d'une séquence qui se poursuit, tient plus à ce qu'il montre de déjà connu, mais aussi d'original, et de profondément inquiétant. Les errances du gouvernement, adoptant d'abord la ligne européenne d'un contrôle entrant en vigueur au 1er janvier 2022 avant d'opter pour la solution alternative, à savoir présenter des mesures de sécurité spécifiques, tout en traînant jusqu'à ce qu'il soit trop tard, n'a rien que de routinier. Mais sa négligence ouvre la porte aux spécialistes de l'instrumentalisation des procédures juridiques, les associations de la mouvance écologiste. L'action d'une poignée de prohibitionnistes parisiens a suffi à mettre en branle le Conseil d’État, lequel a rendu à la fin du mois dernier une décision lourde de menaces, et qui mérite quelques commentaires.
Pour commencer, on se demande si le Conseil a bien saisi la différence entre deux-roues motorisés en général et motocyclettes lourdes, les secondes, seules concernées par la directive, représentant, grossièrement, moins d'un tiers de l'effectif total. Entretenir la confusion entre les deux permet sans doute d'exhiber cette "incidence directe et significative sur l’environnement" qui aurait dû entraîner, selon des modalités qu'on n'arrive pas à imaginer, une consultation du public, alors même que cette incidence, en raison du très petit nombre de véhicules en cause, reste infinitésimale, et donc impossible à simplement estimer. Un peu plus loin dans sa décision, le Conseil, quand il fait état d'une mortalité particulièrement élevée chez les motards français par rapport aux autres pays européens, ressort, sans le savoir puisqu'il se contente de recopier servilement l'argumentaire des requérants, une vielle lubie de la sécurité routière, celle du problème motard français, que l'on se doit d'analyser en détail.

Cette invention est l’œuvre de Jean Chapelon, alors responsable de l'observatoire interministériel de sécurité routière, qui soutient, dans un livre qu'il publiera en 2007, que "le risque d'être tué par kilomètre parcouru en motocyclette est plus de 2,7 fois supérieur en France qu'en Allemagne", ce qui lui permet de conclure à l'existence d'un "problème spécifique français". Tentons de vérifier. L'exposition au risque dont il est question ici implique de disposer de deux paramètres : le kilométrage moyen, et le nombre de véhicules en service. Pour simplifier la démonstration, on se contentera d'étudier le second. En France, il ne doit pas être difficile de trouver les informations nécessaires, grâce au précieux mémento statistique des transports, publié chaque année depuis plus de soixante-dix ans. Sauf que, à compter de 2021, sa parution est interrompue, privant ainsi le public ordinaire d'un outil indispensable. On va donc fouiller les éditions précédentes, à la recherche du chiffre fatidique, le parc de motocycles français. Et il faudra aller loin puisque, sans aucune explication, la série s'arrête en 2005. À cette date, le "parc estimé", et estimé selon une méthodologie que, malgré des années de recherches, il n'a pas été possible d'identifier, s'élève exactement à 1 177 608 unités. Cela semble bien peu ; quand, quelques années plus tard, en 2010, mutuelles et compagnies d'assurance publieront des chiffres communs, elles dénombreront plus de 2 800 000 motocyclettes assurées.
Pourtant, il s'agit là de données officielles, reprises par les organismes internationaux, qu'ils soient publics comme Eurostat, ou privés. Longtemps, l'ACEM publiera des séries statistiques, couvrant toute l'Europe. Revenons en 2005, et comparons donc France et Allemagne. Cette année-là, le parc de motocycles allemand dépassait les 3 900 000 unités. Gros marché, incontestablement. Mais il y a un problème, qu'il est trivial d'identifier. Un chiffre dont on est sûr, au moins, qu'il correspond bien à une réalité est celui des immatriculations annuelles. En 2005, elles atteignaient 196 618 motocycles en France, contre 168 652 en Allemagne. En d'autres termes, le parc officiel des motocyclettes représentait alors en France près de six années d'immatriculations, alors qu'en Allemagne il s'élevait à vingt-trois ans, soit presque quatre fois plus.

Des populations géographiquement, économiquement et sociologiquement proches ont toutes les raisons d'employer d'une façon similaire cette machine spéciale et chargée d'une riche culture commune qu'est la moto. L'hypothèse la plus banale lorsque l'on observe des écarts significatifs dans son accidentalité entre des pays voisins tient d'abord à la manière dont les statistiques sont établies. On l'a vu, le fait que chaque pays suive sa méthode propre, sans se soucier de ce que font les autres, conduit à des incohérences majeures qu'il est élémentaire de relever. Mais le propre de la statistique administrative est de vouloir ignorer ces disparités. Quand l’État, quel qu'il soit, a besoin de données qu'il ne se donne pas la peine de recueillir de façon fiable, il les invente. Et quand les incohérences deviennent trop visibles, il les cache. Après tout, plutôt que de se remettre en cause, il est bien plus économique de s'abandonner à l'essentialisme le plus grossier.

On s'étonne qu'un tel essentialisme de bas étage puisse franchir les portes du Conseil d’État. Ignorant tout des mœurs de celui-ci, on va supposer que cette décision doit beaucoup à la plume de la rapporteure, jeune auditrice diplômée de l'ENA en 2020. Et peut-être faut-il porter au compte de son inexpérience cette étonnante sortie qui forme le point 6 de la décision, où l'on se permet de distribuer des bons et des mauvais points en matière de politique de sécurité routière, à la place des autorités compétentes et de la Commission européenne en particulier. Il y a là de quoi susciter l'étonnement de Frédéric Thiriez, avocat de la Fédération des motards grognons, et qui n'est pas un novice en matière de contentieux administratif. Difficile d'accepter une telle légèreté, pour rester dans l'euphémisme, de la part d'un pilier essentiel de l'état de droit. Et même si la séquence n'est pas nécessairement terminée, elle aura au moins mis en lumière la devise de la République, telle qu'elle s'applique aux indésirables : coercition, discrimination, hostilité.

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