casse
Le 1er juin dernier, la Métropole du Grand Paris a lancé la phase 2 de la ZFE : sur le territoire transpercé par l’autoroute super-périphérique A86, où vivent un peu plus de 5,6 millions d'habitants, les propriétaires de motocycles, automobiles ou utilitaires labellisés Crit'Air 4 et moins n'auront plus le droit d'utiliser leur véhicule autrement que durant la nuit, et pendant le week-end. Ainsi, le grand jeu commence. Après les premières escarmouches, les restrictions se renforcent, la cadence augmente, et le bouleversement s'annonce massif puisque, au 1er janvier 2024, les interdictions frapperont jusqu'à la vignette Crit'Air 2. Un tel programme, qui vise à améliorer la qualité de l'air en supprimant une source locale de pollution atmosphérique, n'a de justification que sanitaire, et refuse donc de prendre en compte tout autre paramètre. Pourtant, cet arbitrage produira, s'il est suivi d'effet, des conséquences lourdement délétères.
Pour les étudier, on s'aidera d'un document remarquablement détaillé, élaboré pour l'occasion par la structure d'études urbaines
de la ville de Paris, l'APUR. L'association a mis en ligne plusieurs cahiers analysant les justifications de la ZFE, et son impact sur les habitants, en commençant par la raison
d'être du dispositif, la santé. Pour ce faire, il résume un rapport
de l'Observatoire régional de santé, lequel se contente pour l'essentiel d'acclimater une fameuse étude, plus
ancienne et plus large, menée par Santé publique France, et dont la
méthodologie a fait l'objet d'une critique toujours pertinente. Peu adepte de la nuance, l'Observatoire attaque fort : il l'affirme sans
ambages, chaque année, la mauvaise qualité de l'air tue 6 600 des sept millions d'habitants que compte la métropole. Il faut
l'avouer, le chiffre surprend un peu : on n'avait pas l’impression de suffoquer à se point, entouré d'un brouillard
toxique digne du grand smog de Londres de 1952. En 2019, les quatre
départements inclus dans la métropole ont recensé 41 499 décès : 16 % d'entre eux
seraient donc dus à la mauvaise qualité de l'air.
Étonnement, rapporte le surveillant de l'air en Île-de-France, AIRPARIF,
seulement 1 % de la population francilienne, soit de l'ordre de
100 000 personnes, se trouve aujourd'hui exposée à des dépassements des valeurs limites de polluants
tels le dioxyde d'azote. En 2007, voilà même pas quinze ans, cette
proportion s'élevait à 30 %. En bonne logique, et pour recycler
un argument déjà employé voilà longtemps, cette année-là, en
comptant à la manière de l'Observatoire, la pollution a tué plus de
200 000 métropolitains. Or, en 2007, nous dit l'INSEE les départements de la métropole ont
enregistré un total 39 313 décès.
Absurde en apparence, une telle spéculation reste parfaitement valide, puisqu'elle reprend simplement le modèle issu de l'OMS que l'Observatoire emploie, et qui postule une relation linéaire entre niveau d'exposition aux polluants, et nombre de décès. En fait, l'Observatoire se comporte comme le petit soldat d'une politique qui instrumentalise une unique variable, la santé, au profit d'un agenda plus global. Oubliant au passage que, si l'on souhaite profiter au cœur d'une métropole de douze millions d'habitants d'un air identique en qualité à celui d'une ville comme Aurillac - et encore que l'écart ne soit pas si flagrant - il faille s'attendre à disposer d'une offre comparable en matière d'emploi, d'accès aux soins ou de divertissements, l'Observatoire distord la réalité, ne retenant par exemple que le polluant qui l'arrange, le dioxyde d'azote, là où l'on avait plutôt coutume de s'inquiéter des particules fines. Mais, émis pour l'essentiel par les moteurs thermiques, ce gaz permet de désigner un coupable à portée de main. Et cette approche purement sanitaire néglige des conséquences autrement plus importantes, d'ordre économique et social. Heureusement, là encore, le précieux document de l'APUR permet de tenter une évaluation.
Ne frappant pour l'instant qu'un petit nombre de véhicules particuliers relativement anciens puisque les plus récents, répondant à la norme Euro 3, sont vieux d'au moins quinze ans, le déploiement à marche forcée de la ZFE va très vite amplifier ses
nuisances. Au 1er janvier 2024, soit dans moins de trente mois, la prohibition atteindra la vignette Crit'Air 2 : celle-ci
concerne toutes les automobiles à moteur diesel, et les automobiles à essence norme Euro 4. Pour les motocycles, il s'agit de la norme Euro 3, restée en vigueur de début 2004 à fin 2016 ; les
motos les plus récentes dont l’utilisation sera interdite auront
alors sept ans. Grâce à l'APUR, on peut estimer le nombre de
véhicules touchés : en se limitant aux véhicules particuliers,
la zone comprend actuellement environ 210 000 automobiles
Crit'Air 4 et 5, 463 000 Crit'Air 3 et 868 000
Crit'Air 2.
On mesure avec quelle vitesse, et quelle force, la
nocivité du dispositif va croître. Fatalement, ces restrictions
toucheront massivement les plus pauvres, et l'étude de l'APUR permet
d'évaluer les dégâts commune par commune. Ainsi, à Saint-Denis, au
1er janvier 2024, la prohibition touchera 80 % du parc
automobile, et 95 % du parc moto : huit véhicules
particuliers sur dix, dix-neuf motos sur vingt. Face à cette
spoliation massive, l’État ne propose rien d'autre que des primes au
véhicule propre. Pour les ménages non imposables, le cumul des aides
à l'achat d'un véhicule électrique peut ainsi atteindre jusqu'à
19 000 euros. En Seine-Saint-Denis, rapporte l'INSEE, les
ménages en question représentent 53 % des foyers fiscaux :
alors, dans les trente mois, pour retenir l'hypothèse maximaliste
ou, pour le dire autrement, pour raisonner à la manière de Santé
publique France, il faudra réussir à financer plus de 15 milliards
d'euros.
On l'aura compris, une telle politique n'a que faire du monde réel.
Nécessairement, en très grand nombre, et plutôt que de les envoyer à
la casse, automobilistes et motocyclistes continueront de rouler
avec leurs engins interdits, au risque de l'amende. Et quand
bien-même se convertiraient-ils à l'électrique que se poserait
alors, dans la ville dense, le problème de la recharge. Construire
l’indispensable infrastructure de production et de distribution d'électricité,
c'est le genre de tâche dont se chargeait autrefois l’État des
autoroutes et du TGV ; aujourd'hui, il semble plutôt placer ses
espoirs dans la magie.
Plutôt que d'affronter le complexité du
monde, les politiques, et la presse, exploitent ad nauseam
un réservoir restreint de fictions dont ils connaissent et les
impacts et les effets sur le savoir de sens commun de la population.
Une des caractéristiques de l'heure tient au fait que ce corpus soit
figé, et qu'il faille donc trouver en permanence de quoi maintenir
une vision du monde rendue caduque par les progrès accomplis,
laquelle implique de jouer des mises en scène de plus en plus
absurdes, comme lorsque l'on fabrique un événement mondial avec un
accident d'ampleur limitée qui se produit au Sri-Lanka. En Île-de-France comme ailleurs, la
qualité de l'air n'a jamais été meilleure depuis que l'on dispose de
relevés réguliers, et ceux qui, sincèrement, en doutent, peuvent
compter sur le réseau Copernicus pour se rassurer. Bien au-delà de
l'optimum raisonnable, les quelques progrès que l'on tente encore
d'assurer seront acquis à des coûts exorbitants. Quel politique aura
enfin le courage du retour à la raison ?