Dans les années 1980, face à un mouvement motard encore jeune et déjà très actif, et histoire de rappeler qui est le chef, l'administration en charge de la sécurité routière inventa une mesure prohibitionniste. En définissant les motocyclettes comme des engins dont la puissance maximale ne pouvait dépasser 73,6 kW soit, pour le commun des mortels, 100 chevaux, un décret pris en 1984 à la fois créait une sanction symbolique, montrant l’État dans un de ses rôles favoris, celui du pouvoir raisonnable à même de protéger les esprits simples contre les conséquences fatales de leur
irresponsabilité, et posait une limite d'ordre technique, donc facile à mesurer et à faire respecter. Hélas, progressivement, cette
restriction, qui au départ ne gênait pas grand monde tant elle concernait un nombre infime de motocyclettes, devint d'autant moins supportable que, dès 1993, elle contrevenait au droit européen, lequel exigeait une procédure de réception commune des véhicules soit, en d'autres termes, pour chacune des catégories composant le parc circulant, une homogénéisation des normes.
Désormais au nombre des exceptions françaises, le décret de 1984 sera l'objet d'un long combat réglementaire, et de féroces batailles
au Parlement européen, au point qu'en 1998 l'ingénieur des Mines en charge du bureau des véhicules à la Direction de la sécurité
routière décrivait le maintien de cette exception comme un "combat d'arrière-garde", "techniquement indéfendable et sans aucun
intérêt stratégique". Pourtant, l'exception durera ; et il faudra encore près de vingt ans, et l'adoption d'un nouveau
règlement européen, soit un texte d'application stricte devant entrer en vigueur à une date précise pour que, en avril 2016, le décret
de 1984 soit abrogé.
S'il existe une constante dans la politique publique relative aux motards, c'est bien cet usage de la zone grise, le recours à cette sorte de purgatoire entre l'autorisé et l'interdit, qui s'étire sur des dizaines d'années. Venant à peine de trouver une solution, la pratique de la circulation inter-file en fournit un autre exemple. La photo qui illustre cet article, prise à l'évidence sur le périphérique parisien et voilà fort, fort longtemps, décrit bien le phénomène : sur la droite, une file ininterrompue d'automobiles. Et sur la gauche, une autre file où tous les conducteurs serrent sur la gauche, de manière à ménager un espace permettant aux motocyclistes de les dépasser. Cette application unanime d'une règle informelle du code de la route ne doit rien à la bonté d'âme de ceux qui la respectent : pas un des conducteurs que l'on voit ici n'ignore que ces motards sont presque toujours aussi des automobilistes et que, en l'absence de circulation inter-files, ils viendraient grossir leurs rangs, et multiplier les embouteillages. Une étude menée en 2012 par le CETE Ile-de-France, organisme aujourd'hui fondu dans le CEREMA, montre à quel point le trafic motocycliste sur les grands axes, faible en règle générale, devient prépondérant à l'heure critique : à 9h00, dans le sens province-Paris, sur l'A13 à Saint-Cloud, la N118 à Sèvres ou l'A6 à Chevilly, sa part dépasse les 35 %, et atteint parfois 40 %. Aux heures de pointe, près d'un usager sur deux roule à moto. De cette manière celui-ci apporte, grâce à la circulation inter-files, un degré de liberté sans lequel plus rien ne bougerait.
Une pratique indispensable, très largement suivie tout en n'étant qu'un construit social indépendant de l'action publique, voilà bien ce que l’État déteste. Sa première réaction sera donc, par atavisme, répressive,
même si l’ambiguïté qui naît de l'imprévu, lequel n'est ni interdit ni autorisé, ouvre un espace à la contestation. Et puisque cette chose existe et qu'on ne peut pas l'empêcher, sa
deuxième réaction sera d'organiser le provisoire, avec un recours à l'expérimentation.
L’État disposant d'instituts de recherche spécialistes de tout, l'un d'entre eux sera missionné pour conduire une expérience en conditions réelles. L'étude des "comportements spontanés de conduite" euphémisme qui, comme le confiait un des responsables de l'étude, permettait d'obtenir un financement pour analyser une pratique non autorisée, aboutit à un rapport,
et à une conclusion sans surprise : c'est intéressant, mais limité. On pourrait donc faire mieux. Dans la phase suivante, à partir de 2016, on se contentera d'une observation sur une échelle plus large. Les enseignements en seront consignés dans une publication du CEREMA, début 2021 ; leur caractère
indécis permettra de garder le sujet bien au chaud, dans la zone grise. On repartira donc pour un tour de piste supplémentaire, sur un territoire encore plus vaste, en prenant la forme d'une manière d'autorisation provisoire de la pratique, et cela jusqu'à la mi-2024. L'ultime délai de grâce, une prolongation du provisoire d'une durée de six mois, conduit, début 2025, à l'instant décisif : et de façon presque surprenante, la circulation inter-files, à l'intérieur d'un cadre réglementaire connu depuis longtemps, sera autorisée.
Durant toutes ces années, on a assisté au déroulement d'un rituel, une de ces fictions à la Joseph Gusfield dans laquelle les acteurs, et l’État et ses agents en premier lieu, déploient toute leur science du répertoire sans autre but, au fond, que de retarder l'inévitable conclusion. Mais cette fois-ci, pour terminer la pièce, on ne peut pas compter sur cette planche de salut usée à force d'avoir servi, la contrainte d'un règlement européen. Si modeste semble-t-elle, l'importance symbolique de la légalisation de la circulation inter-files ne doit pas être sous-estimée. Et les prohibitionnistes de s'y trompent pas, eux qui menacent de combattre l'autorisation en activant leur pion au Conseil d’État. Cette chose si simple, inscrire dans le droit une pratique née, littéralement, de la rue, à la fois parce qu'elle présente bien plus d'avantages que d'inconvénients, et parce qu'elle est très difficile à réprimer, reste une exception, et une forme d'exploit. Face aux activistes du vélo, depuis toujours très bien en cour et qui ont obtenu, eux, un code entier, ce décret, qui, dans les faits, ne change rien, vaut comme une victoire symbolique, légitimant, au-delà du cas d'espèce, la moto elle-même, et ceux qui l'utilisent.