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Category collecting for the Red Cross

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dispositif

, 19:22

Parfois, au cours de ces errances qui conduisent de lien en lien, on tombe sur un réceptacle de choses rares. Ici, une collection de vidéos retraçant la légende du post-punk rennais et, en particulier, des bribes d'un programme consacré à Philippe Pascale, l'un des derniers avatars de la carrière tortueuse de Philippe Pascal. Une image vacillante, sans doute issue d'un enregistrement en VHS, un son souvent saturé jusqu'à l'inaudible, un ultime fragment qui prend brutalement fin après la diffusion d'un extrait de Querelle, le dernier film de Rainer Werner Fassbinder. Revoir ces morceaux vieux de vingt-cinq ans et chercher à en savoir plus vous place un peu dans la position de l'archéologue, tentant de reconstituer l'histoire d'une civilisation en mettant au jour une tombe, trois squelettes, et de rares ornements.

On démarre avec les quelques indices fournis par le générique. Une rapide recherche suffit à identifier l'objet, une émission produite en 1993 par Béatrice Soulé pour la SEPT, cet astre fantastique qui diffusait alors ses dernières lumières avant de finir englouti dans le trou noir d'ARTE. Présentée par Alain Maneval, elle se singularise d'abord par son dispositif : dans un volumineux espace entièrement peint en blanc, charpente comprise, une unique caméra montée sur une grue dont le grand débattement autorise les mouvements d'appareil les plus complexes permet de réaliser ces plans-séquences maniéristes dont même le cinéma, tout occupé qu'il est aujourd'hui à dérouler le fil de son imposture réaliste, a perdu le secret. Sur le plancher, le groupe ; dans une mezzanine, à l’écart, un canapé accueille les invités, Philippe Pascal et Pascale Le Berre, à côté du présentateur, tandis qu'un écran permet de diffuser quelques extraits, de concerts, d'archives, de films. Ici, tout ce qui n'est pas blanc est noir, et la complexité de la machinerie ne sert qu'à mettre en valeur la rigueur de la mise en scène, son élégance, son exigence, et sa nudité.

En archéologue, il faut bien reconnaître que l'on trouve là le témoignage d'un monde disparu, celui où l'on pouvait encore s'offrir une certaine forme de luxe. Prendre le temps d'une journée de tournage avec un dispositif à la mise en œuvre complexe, consacrer une heure de programme à des invités seulement appréciés d'un cercle restreint de connaisseurs, diffuser le tout sur des canaux confidentiels : il est moins question ici de coût, puisqu'une telle émission ne doit pas revenir plus cher qu'un ordinaire talk-show, que d'une ambition esthétique, d'une audace inventive, du courage d'un parti-pris. Aujourd'hui, l'uniformité commande, et chaque captation de concert donne l’impression que le réalisateur finira pendu aux cintres s'il a l’audace de faire un plan durant plus de trois secondes, tandis que, en fait d'expérimentations, ARTE se satisfait pleinement de la demi-heure hebdomadaire du paresseux Tracks lequel, au moins lorsqu'il est produit par la ZDF, déroule à l'infini un catalogue complaisant de weirdos du monde entier.

S'il est illusoire d'espérer retrouver aujourd'hui la singularité de la SEPT, au moins pourrait-on revoir ses programmes autrement qu'en explorant le web à la recherche de traces. Il faudrait, pour cela, au milieu de la profusion des canaux numériques qui ne servent à rien d'autre qu'à faire tourner en boucle les trente même films, que l'un d'entre eux soit affecté à une mission qui relèverait authentiquement du service public. L'INA pourtant, l'organisme le plus adapté à cette tâche, ne semble pas préoccupé par autre chose que la monétisation des archives dont il a la garde.
Le lent assoupissement de cette partie du monde, la fermeture de la perspective entraînent, inévitablement, une revalorisation d'un passé fantasmé, et des efforts sans doute malhabiles pour recréer ce que, par malheur, l'on n'a pas connu. Et si, aujourd'hui, un si grand nombre de jeunes gens tiennent absolument à s'habiller tout en noir, qui viendrait le leur reprocher ?

moderne

, 19:10

Sans la vigilance de l'indispensable @niceorimmorally, on n'aurait vraisemblablement rien su du décès de Philippe Pascal. L'histoire commence, il est vrai, voilà bien longtemps, après la déflagration punk, dans la voie ouverte par les Pistols, celle d'une destruction extraordinairement créatrice. Déchirant les boursouflures des mégalomanes grotesques qui envahissaient alors les ondes et les scènes, en Allemagne, en Belgique, en France, dans toute l'Europe, des dizaines de jeunes gens ont monté des groupes pour produire des choses neuves, et modernes. Très jeunes, très beaux, très chics, très froids, très sombres, un peu naïfs, un peu grandiloquents, les membres de Marquis de Sade se sont lancés dans une aventure qui, pour eux comme pour tant d'autres, n'a duré que quelques années. Après la séparation, Philippe Pascal a poursuivi sa route avec Marc Seberg, un peu plus de légèreté, et le paradoxal optimisme de cette époque intense que l'on appelle les années 1980.

Assombrie par la progression du SIDA, marquée par ce chômage des moins de vingt-six ans qui, en très peu d'années, avait atteint un niveau inédit et gagné sa place parmi les douloureux problèmes que, l'air grave, le front plissé, l’État se doit de résoudre, en l'espèce par l'invention du traitement social du chômage des jeunes, lequel traitement se poursuit de nos jours, la période n'avait rien de ce paradis d’insouciance qu'une certaine légende rose, et une mémoire parfois intéressée et de plus en plus défaillante, tend à présenter aujourd’hui. Sans doute en partie à cause de cela, parce qu'elle arrivait dans un monde un peu désemparé, tout juste après la fin des Trente glorieuses, parce qu'elle coïncidait aussi avec des progrès décisifs dans l'univers informatique, elle reste malgré tout comme un immense moment d'expérimentation, lorsque tous ceux que la création intéressaient, du petit banlieusard à l'architecte installé, ont fabriqué quelque chose de radicalement neuf, avec, pour les plus fortunés, l'aide de machines nouvelles, et véritablement héroïques. Alors, les britanniques de Quantel ont produit le Mirage, cet engin qui coûtait des sommes astronomiques, dont l'électronique occupait une armoire entière, et qui ne servait qu'à manipuler une unique image vidéo. Une image, et pas deux, ce qui explique que, pour simuler l’élément manquant, on se soit contenté d'une représentation en fil de fer.

À peu près tout ce qui a cours aujourd'hui en matière de numérique a été inventé alors : depuis, on a juste amélioré les outils, et rendu dérisoirement simple, et accessible à tous, ce qui exigeait autrefois des jours de calcul. Tout cela, à la fin, avec le milieu des années 1990, le retour des hippies, l'envahissement de moins en moins résistible des bonnes sœurs et des donneurs de leçons, a progressivement disparu, fondu dans la banalité, et la facilité. Peut-être par regret d'avoir trop tôt arrêté et manqué quelque chose, Philippe Pascal et Frank Darcel avaient ressuscité Marquis de Sade. Comparons ce titre d'un sympathique duo electro-pop d'aujourd'hui, et ce morceau bien plus ancien d'une formation du même genre, et posons la question : en trente-cinq ans, quoi de neuf ?

garage

, 19:31

Surveillés par le fisc et la police municipale, tenus avec un calendrier fixe en des lieux déterminés, les vides-greniers, ces espèces de brocantes éphémères plus ou moins professionnelles qui apportent de temps à autre un soupçon d'animation dans nos villages, n'entretiennent qu'un assez lointain rapport avec les garage sales répandues sur le continent nord-américain. Grâce à ces transactions qui, de manière archétypique, se tiennent à l'occasion d'un déménagement, les vendeurs vont, en déposant devant leur porte les objets dont ils souhaitent se séparer, tenter de gagner quelques sous, se débarrasser d'une foultitude de choses devenues plus encombrantes qu'utiles et, par là-même, inévitablement liquider un morceau de leur passé. Bien souvent, on ne trouvera là que des objets humbles à la valeur intrinsèque minime mais parfois dotés d'une forte charge symbolique, laquelle n'a de sens que pour un propriétaire qui renonce donc, en les vendant, à cet élément immatériel et non monnayable.

Vêtements, chaussures, meubles, disques, affiches, instruments de musique, on retrouve les pièces d'un tel bric-à-brac dans un événement récent qui emprunte aux garage sales leur caractère de débarras, mais adopte une modalité spéciale, puisqu'il suit un processus qui relève, lui, d'un autre univers économique et social, celui de la vente aux enchères de biens culturels.
Samedi dernier Peter Hook a, en quelques sorte, lui aussi vidé son garage, et vendu des choses que, de manière un brin compulsive, il accumulait depuis des décennies. On trouve ici aussi des objets modestes, un perfecto bien usé, une copie de guitare basse d'une marque connue, voire, de façon encore plus triviale, des flight cases, ces malles renforcées dans lesquelles voyage le matériel d'une tournée, ou d'un tournage. Pourtant ces souvenirs au coût d'acquisition objectivement dérisoire, souvent quelques dizaines de livres, seront parfois adjugés à des prix délirants, à l'image de ce lot essentiellement composé d'un simple bout de papier tamponné, un ticket d'entrée pour un concert qui, voilà plus de quarante ans, le 4 juin 1976, a attiré moins de cent spectateurs, à Manchester, au Lesser Free Trade Hall.

Ces objets qui n'ont rien de remarquable et à la valeur d'usage nulle sont par contre dotés d'une énorme charge symbolique laquelle, à la différence du tout-venant des garage sales, se trouve connue de et partagée par suffisamment de gens pour que leur dispersion ait lieu dans une salle de ventes, à l'occasion d'enchères classiques accessibles au monde entier, et pas au coin d'une rue, à destination d'une dizaine de badauds. La petite collection informelle de Hooky acquiert ainsi un statut qui la rapproche des procédures de la culture légitime, où l'on voit par exemple une Catherine Deneuve faire le ménage dans ses placards, et céder des biens autrement plus prestigieux, ces tenues dont la valeur tient sans doute moins au fait qu'elle les ait portées qu'à la personnalité, et à la notoriété, de leur créateur, ce qui témoigne, en fait, du jeu d'un mécanisme bien connu, et étudié, celui du marché de l'art.
Mais leur entrée dans le circuit des ventes aux enchères ne métamorphose pas les souvenirs de Peter Hook en œuvres d'art qui connaîtront ensuite un destin autonome, dispersées, valorisées, vendues et revendues. Quand bien même certains d'entre eux trouveront leur place chez des amateurs collectionnant ce genre de choses, ces objets resteront avant tout les témoins d'une épopée qui a vu quelques très jeunes gens dotés de très peu de moyens écrire un chapitre capital dans l'histoire de la culture de jeunes, les témoins aussi de l'instant où, tant qu'il est encore temps, il convient de le clore.

palais

, 19:09

En étant pressé, on pourrait sommairement classer en deux catégories les projets architecturaux publics contemporains  : les somptuaires, et les pragmatiques. Dans le premier tiroir on rangera sans hésiter la Philharmonie de Paris, le musée des Confluences de Lyon, et, dernièrement, la Seine Musicale commandée à un prix Pritzker par le conseil départemental des Hauts de Seine et installée à la pointe nord de l’île Séguin. Un bâtiment affreux, simple soubassement de béton nu doté d'horribles huisseries, agrémenté à son extrémité de l'indispensable morceau de bravoure, une bulle abritant l'auditorium et flanquée d'un bidule dont la vanité et l'inefficacité valent comme marques de l'époque, une volée de panneaux photovoltaïques montés sur rail et supposés suivre la course du soleil. Ces projets partagent une destination, servir les politiques culturelles des pouvoirs locaux, et une finalité, contribuer à la gloire de leur mécène, défendre son blason dans les tournois symboliques auxquels, entre eux, ils s'abandonnent. Accessoirement, quand leur installation au bord d'une autoroute urbaine le permet, ils offrent un bonus, celui d'épater le touriste.
Cette commune situation est bien le seul point que ces vanités partagent avec le nouveau palais de justice de Paris. Parmi bien d'autres qualités, le bâtiment de Renzo Piano possède aussi celle d'ignorer les facilités offertes par les modernes outils de conception, lesquels permettent de dessiner les formes les plus audacieuses, en négligeant totalement et le coût de la construction, et celui de l'entretien. La vertu janséniste des partenariats public-privé assure, à l'inverse, un respect assez étroit des délais comme de l'enveloppe budgétaire ; elle a sans doute aussi interdit à l'architecte la fantaisie dont a fait preuve l'équipe de son vieux complice, Lord Richard Rogers, au moment de réaliser le tribunal de Bordeaux. Le mérite de Renzo Piano n'en est que plus grand.

Contraint d'empiler une quantité considérable de niveaux sur un terrain réduit, il a su éviter la facilité du monolithe. Quatre blocs de plus en plus étroits, nettement séparés les uns des autres à la fois par la structure, qui fait appel à ce que l'entrepreneur qualifie de taille de guêpe, et par la verdure de ces jardins implantés sur chaque rupture, dessinent le paradoxe d'un bâtiment qui s'étend autant à l'horizontale qu'à la verticale. Cette organisation présente l'avantage secondaire d'illustrer clairement la hiérarchie de l'institution, du peuple qui reste confiné dans le socle, à la petite noblesse seule autorisée dans les étages supérieurs. La grande, on le sait, assises, appel, cassation, restera dans l'entre-soi de ses vielles pierres, sur l'île de la Cité. Pour relier le tout, deux traits parcourent la construction de bas en haut, la hampe de l'indispensable drapeau tricolore, et un ascenseur extérieur réservé aux amateurs de sensations.
En façade, on retrouve ce verre employé dans bien d'autres projets, parfois à grand spectacle. À l'opposé de ces miroirs imbéciles qui, en des temps heureusement révolus, signalaient, en poncifs inévitables, l'architecture de bureaux, cette façade reflète moins des formes que des atmosphères, celles d"un ciel par définition toujours variable. Grâce au verre, la couleur du palais change en permanence, et celui-ci n'est jamais aussi beau que sous un léger voile nuageux. Application rigoureuse de principes simples, il se classe sans hésitation, comme d'autres œuvres discrètes et efficaces telles les Archives nationales de Massimiliano Fuksas, dans la catégorie des pragmatiques. Et avec sa simplicité, son vocabulaire réduit, son économie de moyens, il vaut aussi comme exemple de bâtiment authentiquement moderne.

Quant à la manière dont il est organisé, elle semble trouver grâce aux yeux de ses adversaires les plus acharnés même, si, inévitablement, ses premiers mois seront ceux et de son apprentissage, et de la résolution des multiples problèmes que connaît nécessairement, à son ouverture, un bâtiment de cette taille. Entre autres fonctions, l'architecte possède celle de fournir aux amoureux des mondes simples le bouc émissaire dont ils ont besoin pour se plaindre de tout ce qui ne va pas. En l'espèce, sa charge ne devrait pas être bien lourde, puisque ce qui ne va pas se situe, pour l'essentiel, à l'extérieur, en particulier dans ce réseau de transports dont la pièce essentielle, une nouvelle ligne de métro, sera, si tout va bien, livrée avec trois ans de retard. Ce délai en conditionnant d'autres, l'environnement immédiat du nouveau palais reste, pour des mois, voire des années, assez désertique. Trouver le point d'eau le plus proche implique, par exemple, de changer de ville, donc de département. Mais la tâche n'a rien d'insurmontable, puisqu'elle exige simplement de marcher 200 mètres en direction du nord. Et en attendant de pouvoir enfin s'abreuver au plus près, le visiteur, occasionnel ou régulier, pourra profiter des hauteurs pour admirer, en face, une autre construction remarquable.

eurocrates

, 19:27

L'irréparable s'étant produit, vient l'heure de la chasse aux coupables. Il est alors facile, comme le fait une célèbre partisane du remain en reprenant une illustration parue dans The Economist, de mettre en cause la presse populaire britannique, et les bobards qu'elle répand sans compter depuis vingt ans au sujet de l'Union européenne et des décisions qui y sont prises. La critique, pourtant, semble un peu courte. Le simple fait que le graphique en question illustre des informations que la Commission fournit dans un blog entièrement consacré à sa défense, et donne forme humaine à une fort peu amène liste de thèmes de discorde pose déjà problème. Sans doute, le métier de la presse consiste-t-il entre autres à rendre accessibles à tous des sujets habituellement réservés aux experts.
Mais on se dit que la Commission pourrait malgré tout, quand elle s’adresse directement aux citoyens, faire un petit effort d'accessibilité, et de présentation. Il est, de plus, possible que la simple réfutation d’affirmations absurdes soit loin d'épuiser la question, et de lever le soupçon qui pèse sur le processus de construction européenne, et sur Bruxelles, ce repère d’eurocrates dépourvus de la moindre légitimité démocratique mais qui, malgré tout, s'acharnent à réglementer avec une précision maniaque chaque aspect de la vie du citoyen.

Pour éclairer ce point, on prendra en exemple un cas exposé au chapitre 9.3 d'un document beaucoup trop long. Cette histoire se déroule à un moment critique, lorsque, en janvier 1993, l'entrée en vigueur de l'acte unique européen accroît significativement les pouvoirs du Parlement européen. Et elle permet, de façon certes vacillante, d'éclairer la prise de décision au sein de l'Union européenne et en particulier, ses ombres. Il s'agit en l'espèce de produire une directive, donc d'un texte législatif majeur, qui obéit à un long et complexe processus d'élaboration, de discussion et de ratification. Plus que simplement technique, cette directive-là est pourtant purement technologique puisqu'elle précise, avec d'infinis détails, les modalités de calcul d'un certain nombre de paramètres propres aux deux et trois roues motorisés. Il suffit de jeter un œil sur n'importe quel ordre du jour du Parlement européen pour constater le temps démesuré que celui-ci consacre à des questions de ce genre, questions à propos desquelles seule une infime partie de ses membres dispose d'une quelconque compétence. Mobiliser l'assemblée pour discuter de, ou plutôt expédier des, sujets qui ne devraient pas remonter au-delà d'un comité de normalisation style AFNOR explique en partie pourquoi il n'est pas bien difficile d'exciter les foules avec des histoires de bananes et de concombres. Mais il y a plus.
Au début de la directive en question se cache en effet une simple ligne, qui impose en toute innocence une limite à la puissance maximale d'un moteur de motocyclette. Très probablement introduite, et en tous cas défendue, par un commissaire européen, Martin Bangemann, cette disposition étend discrètement à l'échelon européen une prohibition qui n'existait qu'en France, et a cessé de nuire seulement en janvier dernier. Ainsi, sur la seule base de ses convictions personnelles, le commissaire cherche à inscrire dans la réglementation européenne une mesure qui aura des conséquences significatives pour des millions de citoyens. Et pour être sûr de réussir son coup, il choisit pour ce faire la voie la plus discrète possible. Heureusement, si subtile soit-elle, sa manœuvre va échouer. Repérée par un authentique gardien de la démocratie, l'un de ces lobbies accrédités à Bruxelles et donc nécessairement présent dans un registre accessible à tous, elle sera combattue en particulier par Roger Barton, député travailliste de la région de Sheffield, et, au terme d'un combat qu'un interlocuteur qualifie d'homérique, finalement rejetée. L'affaire n'ira pas sans mal. Il faudra en effet qu'une étude scientifique conduite par le TNO montre que la restriction proposée ne pouvait avoir aucun effet en matière de sécurité pour que Martin Bangemann se résigne à abandonner la partie.

La construction européenne avance au fil de l'eau, composant avec des contraintes de tous ordres, poussée par la volonté d'en être de nouveaux candidats auxquels on ne voit pas comment dénier ce droit, arrachant ici et là un bout de terrain sur lequel rebâtir en permanence de nouvelles versions des institutions anciennes. Le Parlement, chambre d'enregistrement à l'origine, négociant désormais les textes au même niveau que le Conseil, nommant le président de la Commission, a beaucoup gagné dans cette évolution, l'élargissement géographique et politique de l'Union ne pouvait aller sans un accroissement de son contrôle démocratique. Largement ouvert avec ce mode de scrutin strictement proportionnel, au point d'offrir une tribune de premier choix à des élus qui ont juré sa perte, le Parlement européen fonctionne selon des principes bien plus démocratiques que nombre d'assemblées nationales, et apporte enfin un véritable contre-pouvoir face à ce qui, jadis, a été la toute-puissance de la Commission. Ce qui, sans doute, constitue le nœud du problème.

Car les intérêts minoritaires sont autrement mieux représentés à Bruxelles que par un système politique qui associe des élus carriéristes et clientélistes à une haute administration qui jouit, dans bien des domaines, d'une large autonomie. Là-bas, au moins, dans les domaines restreints qui relèvent de la souveraineté européenne, le forum fonctionne en permanence, et tous les acteurs parviennent, même modestement, à se faire entendre. Préférer l'entre-soi à l'ouverture, voter pour restaurer l'ordre ancien, distinguer les siens, ceux auxquels doivent être réservés des droits qui deviennent ainsi des privilèges, de tous les autres, choisir, en toute connaissance de cause, l'impasse, revient en fait à chanter en cœur tout en creusant une fosse commune encore un peu plus profonde.

fasci

, 19:41

Les amateurs d’architecture connaissent sans doute Adalberto Libera par son œuvre la plus voyante, cette villa conçue pour Curzio Malaparte et que ce dernier a bâtie sur un promontoire à Capri sans trop s'encombrer de l'assistance de son architecte, et peut-être aussi grâce à son Palais des Congrès romain, vestige d'une exposition universelle qui n'eut jamais lieu et auquel Richard Copans et Stan Neumann ont consacré un épisode de leur série Architectures. Sans forcément le savoir, les cinéphiles le connaissent aussi, puisque la villa Malaparte fournira au Mépris de Jean-Luc Godard son décor principal. Le Palais des Congrès a connu lui aussi, et bien plus discrètement, une figuration cinématographique, dans Le conformiste de Bernardo Bertolucci. Peu de chose, en somme, et a priori rien de très remarquable. Aussi la lecture récente du livre que lui consacrent Francesco Garofalo et Luca Veresani vaut-elle comme une révélation, et induit des questions troublantes.

Mort jeune en 1963 à l'âge de soixante ans Adalberto Libera a en effet mené une carrière riche et dense, qui s'inscrit entièrement à l'intérieur du mouvement moderne. Elle commence modestement par un petit immeuble coincé dans une rue romaine, se poursuit avec une collection de bâtiments publics dont la poste de la via Marmorata à Rome, comprend quelques immeubles d'habitation tels ce lotissement inauguré à Ostie en 1934 dont l'esthétique ne se distingue absolument pas de ce que construit aujourd'hui encore un Louis Paillard, avant de s'interrompre provisoirement en 1939 avec le Palais des Congrès de l'EUR. Après-guerre, Adalberto Libera s'adresse aux nécessités de l'heure, devenant un des architectes de l'INA-casa pour laquelle il construisit une surprenante unité d'habitation horizontale, et répond à la commande publique, avec le village olympique de Rome ou la cathédrale de La Spezia.
S'intéresser à son travail implique d'ouvrir un chapitre fort négligé dans l'histoire de l'architecture moderne, celui d'un rationalisme italien qui comprend bien d'autres architectes de premier plan, comme Luigi Moretti, auteur à 27 ans de ce chef-d’œuvre moderne, l’Académie d'escrime de Rome, auteur aussi, bien plus tard, d'un complexe immobilier qui servira lui aussi de décor, cette fois-ci à un moment-clé dans l'histoire politique des années 1970. Que, à une seule exception, leurs noms soient aujourd'hui à peu près inconnus, qu'ils figurent parmi les grands oubliés du mouvement moderne s'explique sans doute en partie par leur âge, puisqu'ils arrivent vingt ans après ses inventeurs, les Le Corbusier, les Walter Gropius et autre Gerrit Rietveld. Mais ils souffrent aussi d'une spécificité qu'incarne au plus haut point le seul d'entre eux qui ait droit à quelques pages dans les manuels, Giuseppe Terragni.

On trouve à son propos et dans un grand quotidien new-yorkais une critique littéraire dégoulinante de condescendance distinguée, laquelle frappe aussi bien l'auteur du livre, original négligeant ses tâches ordinaires pour se consacrer tout entier à la rédaction d'une biographie, que le sujet sur lequel celui-ci travaille, cet obscur architecte italien, rationaliste et fasciste, mort à 39 ans. Peter Eisenman, qui n'est pourtant pas le premier venu, décrit le parcours de l'auteur du monument que l'on retrouve dans tous les livres, la Casa del Fascio de Côme, parti faire la guerre sur le front est et qui en revint en si mauvais état qu'il devait mourir peu après. Mais l'histoire exemplaire du fasciste repenti éclaire à peine, et de biais, la réalité de cette architecture neuve et inventive qui a prospéré durant le fascisme, et pour lui.
Adalberto Libera et d'autres ont, nécessairement, beaucoup travaillé pour un régime qui a occupé l'essentiel de la période séparant les deux Guerres Mondiales, pour son organisation de jeunesse, pour sa mise en scène en Italie et ailleurs, à Bruxelles, à Chicago, et pour le parti lui-même avec toutes ces case del fascio et en particulier la plus importante d'entre elles, les divers étapes du projet le plus imposant, le Palazzo del Littorio de Rome qui, entre néo-classicisme pompeux et modernité radicale, illustre bien les ambiguïtés de l'époque.

Dans l'Allemagne nazie la condamnation de l'architecture moderne, celle des toits plats et profondément anti-allemands d'une cité du Weissenhof devenue Araberdorf dans les caricatures, a fort logiquement conduit ses figures les plus marquantes à s'exiler alors que les autres, comme Hans Scharoun, étaient condamnés à l'inactivité. Les monumentaux palais néoclassiques d'Albert Speer, semblables en cela à ce que d'autres satrapes ont fait construire à Moscou, à Bucarest et aujourd'hui à Ankara racontent la rassurante histoire d'un modernisme incompatible avec les dictatures.
Parce qu'elle se nourrit du futurisme, parce qu'elle a longtemps entretenu une seconde voie bien plus traditionnelle et qui a fini par s'imposer, mais aussi parce que les architectes modernes ont profité de puissants patronages, l'Italie fasciste fait exception. La qualité, l'originalité, la rigueur de ce qu'ils ont alors bâti ne souffre guère de contestation, et oblige à reconnaître que, dans une dictature qui n'est pas un totalitarisme, et sous certaines conditions, une architecture dissidente peut prospérer, et sans doute mieux que dans les démocraties d'alors, où la toute-puissance de l'académie a longtemps privé les architectes modernes de commandes publiques. Et sans doute parce qu'il rappelle trop à quel point l'architecture dépend du pouvoir, de ses budgets et de son bon vouloir, cet épisode singulier n'a pas trouvé sa place dans une histoire officielle qui occulte ainsi très largement un instant fondamental pour la beauté moderne.

foreverpunk

, 19:23

On imagine mal, ou trop bien peut-être, le quotidien, entre grotesques pattes d'eph et immondes vestes afghanes, de la jeunesse disciplinée dans une ville ennuyeuse du milieu des années 1970. Sortir se limitait à assister à un concert à la MJC Magnan, une des pitoyables enclaves de cette culture baba qui fleurissait alors. On y voyait défiler des imitations d'Ange, le groupe français de l'heure, copie des groupes progressistes britanniques, tous mauvais comme des cochons, ennuyeux comme la pluie et sérieux comme des instituteurs de la IIIème République avec, comme le dit si bien Éric Tandy, leur musique de paysans.

Tous ceux qui ont compris ce qui se passait lorsque les Pistols ont débarqué se souviennent de cet instant de libération, de ce moment où, clairement, violemment, avec une totale évidence, la vérité a éclaté. Europunk, à la Cité de la Musique, raconte tout ça, avec le parti pris parfaitement défendable de se limiter à l'Europe, puisqu'il recrée ainsi les conditions d'alors, et échappe à une illusion chronologique qui insisterait sur l'influence d'un mouvement américain bien moins cohérent, et connu des années plus tard.
L'exposition s'articule le long d'une chronologie très détaillée, où l'on apprend, par exemple, que le Stephan Eicher d'avant Grauzone a enregistré ses premiers morceaux sur le matériel abandonné par un groupe punk après une descente de police dans la salle où il travaillait comme serveur. Avec la chronologie, l'exposition fournit l'occasion de voir des séquences vidéo telles la fameuse apparition des Olivensteins sur FR3 Normandie qui, délicate attention, sont présentées sur des moniteurs à tube cathodique, parfois, d'époque. Et son autre parti pris consiste à montrer à quel point, tellement mieux que de la musique, le punk, c'est de l'art. Les principaux contributeurs à cette esthétique, Malcolm McLaren, Vivienne Westwood et Jamie Reid ou bien les membres de Bazooka ont chacun droit à leur enclave. Et l'exposition prend fin quand arrive le temps de grandir, et de passer aux choses plus sombres.

À voir ces affiches, ces fanzines, ces tracts, ou les pages de Libération occupées par Bazooka, l'impression qui domine est celle d'un total dénuement. L'indépendance, l’agressivité, la provocation trouvent ici une logique contrepartie. Puisqu'on ne saurait être à la fois dehors et dedans, il faut se débrouiller seul, s'autofinancer, et survivre dans un réseau largement souterrain avec une esthétique qui, à l'époque du disco décadent et du reggae triomphant, n'attire pas des foules dont on n'a, au demeurant, que faire. Rébellion juvénile, explosion qui tirait sa vitalité de son urgence et de son évidence, le punk ne pouvait durer longtemps, et ceux qui, peu nombreux, firent ensuite carrière bâtirent celle-ci sur les cendres de leurs premiers groupes, presque tous disparus après deux ou trois albums. Clore aussi rapidement l'histoire, n'en laisser que des souvenirs de jeunesse et des témoignages d'un instant, au fond, ça n'est pas plus mal.
Malheureusement, même un dimanche matin à 10 heures, il y a un monde fou. Et on remarque une nette tendance à venir en famille, montrer aux enfants déjà grands à quoi maman s'occupait quand elle avait leur âge, ce qui n'est pas forcément une bonne idée puisque, visiblement, le blondinet s'emmerde. Reste un dernier point : 9 euros l'entrée, j'en connais qui trouveront ça cher et pas du tout punk ; ils n'auront pas vraiment tort. Il fallait bien que la culture légitime se venge, quelque part.

bxl

, 19:14

Le roc balancé dans les étangs d'Ixelles par Jean Quatremer y fait toujours des vagues. L'accroche provocante d'un article qui s'en prend pour l'essentiel à la manière dont on se déplace dans la capitale européenne, et met directement en cause ses élus, explique sans doute en partie le tumulte qu'il provoque encore. Son auteur, français, donc forcément suspect de défendre clandestinement le statut de l'autoproclamée plus belle ville du monde, endosse par ailleurs un costume qui sied si bien à ses compatriotes et donne une si merveilleuse occasion de les détester, celui du donneur de leçons. Rien d'étonnant, alors, à sa lapidation. Pourtant, il faut bien l'avouer, les souvenirs d'un court séjour effectué voilà trois ans ne confirment que très partiellement la vision du journaliste. Un retour dans la capitale européenne, et une participation à cet exemplaire moment de démocratie durant lequel sept députés européens, sous l'habituel patronage d'un Bernd Lange tout content d’étrenner la nouvelle 1200 GS, taillent la route avec leurs camarades motards, événement comme toujours ignoré de la presse grand public, fournissent l'occasion d'une petite mise à jour. Sans, évidemment, comparer la position du visiteur à celle de l'habitant, on essayera de comprendre ce que la capitale belge peut bien avoir de tellement scandaleux. Et comme on ne saurait, à l'inverse d'un journaliste, se contenter d'impressions personnelles, on mettra à profit une étude publiée par l'APUR, et qui compare les principales métropoles européennes, et leurs modes de transport en particulier. Certes un peu ancien, le document reste néanmoins pertinent : Bruxelles ou Paris, après tout, pas plus que Rome, ne se sont faites en un jour.

Bruxelles, capitale d'un pays tellement neuf que, prudemment, on a choisi d'y célébrer un cinquantenaire, s'est structurée au XIXème siècle, période durant laquelle sa population a décuplé. Nul besoin d'un baron Haussmann pour percer des boulevards rectilignes et les flanquer de ses sinistres casernes ; à la place on construit alors, certes de façon uniforme, ces maisons de ville qui caractérisent le bâti bruxellois. Et il n'a pas été nécessaire de détruire autre chose que les fortifications qui enserraient le centre historique et qui, comme à Paris, mais sans la zone, laisseront la place à un boulevard de ceinture que Jean Quatremer qualifie abusivement d'autoroute. La ville, en fait, ne compte guère d’autre autoroute que l'E40, qui donne presque directement accès au Cortenberg, embouteillé en permanence, et au rond-point Robert Schuman, centre de gravité du quartier européen. Ailleurs, on trouve des boulevards larges comme ceux des villes allemandes rasées durant la Seconde guerre mondiale, et qui ne risquent pas de voir leur gabarit amputé par une ligne de tramway puisque, à Bruxelles, on a gardé les tramways.
Avec une surface de moitié supérieure à celle de Paris, et une population bien moins nombreuse, la densité, nous dit l'APUR, n'est que de 59 habitants par hectare, contre plus de 200 à Paris. Cette propriété, et son impact très négatif sur la rentabilité d'un réseau de transports publics, et son corollaire, un réseau routier à fort gabarit, expliquent la prédominance de l'automobile dans une ville où, écrivait encore l'APUR, elle représentait autour de l'an 2000 66 % des déplacements domicile-travail, un record. Une situation, en somme, dont on doit avoir l'honnêteté de reconnaître que, produit de l'histoire et de la géographie, elle relève de la plus consternante trivialité. Reste la question de la bruxellisation. À Bruxelles, plutôt que d'aller construire le quartier d'affaires chez les pauvres, à Puteaux, Courbevoie et Nanterre, on a préféré, entre de Brouckère et Rogier, démolir une partie du centre, ce qui n'est guère adroit, mais incontestablement bien moins hypocrite. Et en la matière, la destruction de l'hôtel Nozal d'Hector Guimard, autrefois rue du Ranelagh, vaut bien celle de la Maison du peuple, dimension politique en mois.

Alors, certes, les autochtones ont l'habitude, à toute heure de la journée, de déposer leurs déchets sur le trottoir, simplement emballés dans les sacs fournis par les autorités. Mais on voit mal où se niche le scandale. Longuement parcouru à pied, et à moto, le réseau routier, à l'exception de sections pavées totalement défoncées et dont la fonction consiste visiblement à entraîner les coureurs locaux avant Paris-Roubaix, est de très bonne qualité. Et des pavés, lors d'une sortie entre Cinquantenaire et Woluwe-St Pierre en passant par le centre et l'Atomium, on n'en a guère rencontrés que sur quelques centaines de mètres. Le problème principal, en fait, relève de l'urbanisme. Certes, on construit peu à Bruxelles mais, alors que la ville dispose avec les Pierre Blondel et autre MDW d’architectes de premier plan, persister à bâtir les horreurs impardonnables de l'atelier de Genval, aller chercher Yves Lion pour construire la médiocre tour UP-site, planter un équivalent en face du Leopold Village de Pierre Blondel montre que, à Bruxelles, personne, ni les autorités, ni les promoteurs, n'a compris le rôle politique de l'architecture contemporaine. Dans la compétition internationale, Bruxelles montre ici à quel point elle reste provinciale.
Sans doute se satisfait-elle de ses autres atouts, de la rente que lui procure sa position européenne, et de tous les bénéfices que celle-ci apporte à une capitale qui, à l'exact opposé de Paris, mégalopole insoutenable avec sa densité délirante qu'un urbanisme maniaque tend à accroître encore un peu plus, reste, malgré l'automobile, un endroit agréable, vivable, et qui n'a pour ce faire nul besoin de se transformer en ville-musée pour touristes et résidants occasionnels, et fortunés. Les étangs d'Ixelles, le parc Ambiorix, l'avenue de Tervuren sont autant de lieux dont il n’existe aucun équivalent à Paris. Et ce n'est pas dans cette métropole étouffante que l'on aura l'occasion de voir, à proximité du Cinquantenaire, un héron traverser d'un vol nonchalant l'avenue de Tervuren.

expo

, 19:28

L'architecture fascisante des Aubert, Dondel, Viard et Dastugue, vainqueurs du concours pour un musée d'art moderne qui donnera naissance en 1937 au palais de Tokyo et au musée d'art moderne de la ville de Paris, et vainqueurs contre des projets modernes comme celui de Robert Mallet-Stevens et Georges-Henri Pingusson, aura rarement eu l'occasion de fournir un cadre plus adapté à une exposition. L'Art en guerre démarre en effet au moment même où le musée ouvre ses portes, et se donne comme objectif de rendre compte, jusqu'en 1947, donc sur une durée de dix ans dont la Seconde Guerre mondiale constitue le moment central, de l'évolution de l'art tel qu'il était, dans des conditions et sous des formes extrêmement variées, alors pratiqué en France. L'exceptionnelle réussite de cette exposition ne tient pas seulement à la richesse de son contenu, au soin et à la patience des commissaires dont on imagine les difficultés qu'ils ont dû surmonter pour rassembler ces œuvres, à la paradoxale originalité de son concept. Elle tient surtout aux découvertes que peut y faire un amateur d'art moderne assez négligent, et aux questions que celle-ci induisent sur la manière dont se construit la carrière d'un artiste, sur sa notoriété et, donc, sur l'attrait qu'il présente pour le public.

Une exposition, en règle générale, se monte sur un nom, dans une petite galerie quand il n'est connu que de quelques-uns, dans les plus grands musées lorsqu'il est en mesure de drainer les foules. Lorsque, comme par exemple avec les constructivistes russes ou les nouveaux-réalistes de la France des années 1960, les interactions entre une poignée de contemporains atteignent suffisamment de cohérence et de permanence pour les distinguer des autres en un groupe spécifique, sur le nom de celui-ci. Choisir comme principe une période, et fonder son choix non pas sur des critères esthétiques, mais sur une chronologie d'événements politiques revient à travailler en historien et à présenter, en quelque sorte, une sélection statistiquement représentative de la production de l'époque. Évidemment, disposer d'un échantillon de vedettes, de Picasso à Dubuffet pour reprendre le titre de l'exposition, reste la seule clé qui permette d'accrocher à côté d'eux des inconnus. De ce côté-là, la promesse est tenue, et, sur la centaine d'artistes que recense le catalogue, les grands noms, en petite quantité, abondent. Le vallaurien connaîtra ainsi un grand moment de désorientation en découvrant l'Homme au mouton, une statue de Picasso qu'il a toujours vue posée sur son socle, sur la place en contrebas de l'église : l'aurait-on déboulonnée ? S'agissait-il d'une reproduction ? En fait, non : le bronze existe en trois exemplaires, et celui-ci provient de Philadelphie.
Mais si l'Art en guerre dresse une sorte de catalogue de toutes les stratégies de survie, de la retraite à la clandestinité, du silence aux expositions confidentielles comme celles organisées par Jeanne Bucher dont on nous apprend qu'elle a fait découvrir Vassily Kandinsky aux parisiens en 1936, huit ans avant sa mort et douze ans après ses premiers cours au Bauhaus, ce qui témoigne de la grande attention portée à ce qui se passe de fondamental au-delà des frontières, employées par des artistes qui n'avaient aucune chance, et aucune intention, de satisfaire aux exigences de l'époque, elle n'oublie pas les autres. Elle rassemble notamment les rares et humbles témoignages de ceux qui y sont restés, dont Felix Nussbaum, caché à Bruxelles et déporté, après dénonciation, en juillet 1944 dans le dernier train pour Auschwitz, reste le plus connu. Elle montre aussi l'art officiel et sa vacuité, par exemple un invraisemblable portrait allégorique à l'esthétique préraphaélite qui fait naître quelques doutes sur la santé mentale de son auteur. Elle se termine dans les années de l'immédiate après-guerre, en cédant à une certaine facilité rétrospective, avec des assemblages qui évoquent l'arte povera, ou des fils d'acier récoltés par Jacques Villeglé, à la notoriété bien plus tardive. Elle permet, enfin, de découvrir une œuvre stupéfiante, celle d'Alberto Magnelli

Ses œuvres, qui adoptent d'abord une géométrie assez comparable à celle des scènes paysannes de Kasimir Malevitch, mais avec des à-plats au lieu de dégradés, passent rapidement à l'abstraction totale : ses petits tableaux peints sur des ardoises d'écolier, ses collages de très ordinaires éléments en relief, morceaux de carton, objets de la vie courante, ses peintures d'après guerre au format plus classique montrent la poursuite systématique d'une voie tout à fait originale, et nettement avant-gardiste. S'étonner de le découvrir si tard revient à poser une question déjà résolue par l'inévitable Howard Becker, lequel montrait à quel point ce qui faisait l'artiste, ce n'était pas le génie solitaire, mais l'efficacité d'un entourage attaché à construire sa notoriété. Se rendant au meilleur moment, un dimanche matin, à la meilleure heure, celle de l'ouverture, au musée d'art moderne, on longe le Grand Palais devant lequel s'étire déjà une queue qui doit bien promettre à ceux qui se contentent pleinement de la culture légitime une heure d'attente dans les frimas. Le palais de Tokyo, comme de coutume, est désert, et la petite vingtaine de visiteurs qu'on y croisera se montreront bien moins gênants que les bavardages des gardiens qui, comme toujours, s'ennuient. Le rapport entre la richesse de l'exposition, son caractère inédit, le ténacité qu'il a fallu déployer pour y rassembler les œuvres montrées, et la faiblesse de l'audience ne laisse guère de place au doute : seulement patronné par le Crédit Municipal de Paris, l'Art en guerre sera lourdement déficitaire. L'exposition, en d'autres termes, relève du bien public au sens strict, cette possibilité donnée à tous de contempler, dans les meilleures conditions, le travail d'artistes de premier plan qui, pour diverses raisons, n'ont aucune chance d'attirer les foules rémunératrices.

glasnot

, 21:22

Installé à la périphérie de l'URSS, en 1986, Juris Podnieks profite des premiers moments d'ouverture apportés par l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev pour sortir des cadres de son métier de documentariste. Pour tirer le portrait de la jeunesse lettone, Est-il facile d'être jeune ? s'appuie sur les images tournées lors du concert d'un groupe local, et sur ses conséquences. Au retour, dans le train, des adolescents vandalisent un wagon. Au hasard, six d'entre eux sont arrêtés, et passent en jugement ; les mineurs s'en tirent avec des peines symboliques, tandis que le seul majeur du groupe est condamné à trois ans de prison.
Juris Podnieks est dans la salle ; ses images montrent l'incompréhension générale, le soulagement lâche et embarrassé de ceux qui s'en tirent à bon compte, l'incrédulité et les larmes de celui qui y passe, et qui sait ce qui l'attend.

Les punkettes de Pussy Riot n'ont rien cassé ; mais elles ont fait pire. La force de leur courte provocation, qui leur vaut déjà un an de détention préventive, et qui serait passée inaperçue si l'appareil politique n'avait décidé de les écraser, ne se mesure pas seulement au défi lancé de concert à cette alliance entre l'église orthodoxe et le pouvoir autoritaire d'un Vladimir Poutine, lesquels, incarnant une figure bien connue, se partagent le contrôle des âmes et des esprits. Comme naguère avec The Slits ou Nina Hagen, elle se double de la mise en cause du pouvoir qu'exercent les vieux mâles sur tout ce qui les définit, et d'abord leur jeunesse et leur sexualité, mise en cause qui rend l'affront d'autant plus intolérable qu'il subvertit la manière même dont est organisée ce monde.
Le traitement qui leur est réservé montre à quel point, vingt cinq ans après la glasnot, il est toujours aussi difficile d'être jeune en URSS.

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