L'irréparable s'étant produit, vient l'heure de la chasse aux coupables. Il est alors facile, comme le fait une célèbre partisane du remain en reprenant une illustration parue dans The Economist, de mettre en cause la presse populaire britannique, et les bobards qu'elle répand sans compter depuis vingt ans au sujet de l'Union européenne et des décisions qui y sont prises. La critique, pourtant, semble un peu courte. Le simple fait que le graphique en question illustre des informations que la Commission fournit dans un blog entièrement consacré à sa défense, et donne forme humaine à une fort peu amène liste de thèmes de discorde pose déjà problème. Sans doute, le métier de la presse consiste-t-il entre autres à rendre accessibles à tous des sujets habituellement réservés aux experts.
Mais on se dit que la Commission pourrait malgré tout, quand elle s’adresse directement aux citoyens, faire un petit effort d'accessibilité, et de présentation. Il est, de plus, possible que la simple réfutation d’affirmations absurdes soit loin d'épuiser la question, et de lever le soupçon qui pèse sur le processus de construction européenne, et sur Bruxelles, ce repère d’eurocrates dépourvus de la moindre légitimité démocratique mais qui, malgré tout, s'acharnent à réglementer avec une précision maniaque chaque aspect de la vie du citoyen.

Pour éclairer ce point, on prendra en exemple un cas exposé au chapitre 9.3 d'un document beaucoup trop long. Cette histoire se déroule à un moment critique, lorsque, en janvier 1993, l'entrée en vigueur de l'acte unique européen accroît significativement les pouvoirs du Parlement européen. Et elle permet, de façon certes vacillante, d'éclairer la prise de décision au sein de l'Union européenne et en particulier, ses ombres. Il s'agit en l'espèce de produire une directive, donc d'un texte législatif majeur, qui obéit à un long et complexe processus d'élaboration, de discussion et de ratification. Plus que simplement technique, cette directive-là est pourtant purement technologique puisqu'elle précise, avec d'infinis détails, les modalités de calcul d'un certain nombre de paramètres propres aux deux et trois roues motorisés. Il suffit de jeter un œil sur n'importe quel ordre du jour du Parlement européen pour constater le temps démesuré que celui-ci consacre à des questions de ce genre, questions à propos desquelles seule une infime partie de ses membres dispose d'une quelconque compétence. Mobiliser l'assemblée pour discuter de, ou plutôt expédier des, sujets qui ne devraient pas remonter au-delà d'un comité de normalisation style AFNOR explique en partie pourquoi il n'est pas bien difficile d'exciter les foules avec des histoires de bananes et de concombres. Mais il y a plus.
Au début de la directive en question se cache en effet une simple ligne, qui impose en toute innocence une limite à la puissance maximale d'un moteur de motocyclette. Très probablement introduite, et en tous cas défendue, par un commissaire européen, Martin Bangemann, cette disposition étend discrètement à l'échelon européen une prohibition qui n'existait qu'en France, et a cessé de nuire seulement en janvier dernier. Ainsi, sur la seule base de ses convictions personnelles, le commissaire cherche à inscrire dans la réglementation européenne une mesure qui aura des conséquences significatives pour des millions de citoyens. Et pour être sûr de réussir son coup, il choisit pour ce faire la voie la plus discrète possible. Heureusement, si subtile soit-elle, sa manœuvre va échouer. Repérée par un authentique gardien de la démocratie, l'un de ces lobbies accrédités à Bruxelles et donc nécessairement présent dans un registre accessible à tous, elle sera combattue en particulier par Roger Barton, député travailliste de la région de Sheffield, et, au terme d'un combat qu'un interlocuteur qualifie d'homérique, finalement rejetée. L'affaire n'ira pas sans mal. Il faudra en effet qu'une étude scientifique conduite par le TNO montre que la restriction proposée ne pouvait avoir aucun effet en matière de sécurité pour que Martin Bangemann se résigne à abandonner la partie.

La construction européenne avance au fil de l'eau, composant avec des contraintes de tous ordres, poussée par la volonté d'en être de nouveaux candidats auxquels on ne voit pas comment dénier ce droit, arrachant ici et là un bout de terrain sur lequel rebâtir en permanence de nouvelles versions des institutions anciennes. Le Parlement, chambre d'enregistrement à l'origine, négociant désormais les textes au même niveau que le Conseil, nommant le président de la Commission, a beaucoup gagné dans cette évolution, l'élargissement géographique et politique de l'Union ne pouvait aller sans un accroissement de son contrôle démocratique. Largement ouvert avec ce mode de scrutin strictement proportionnel, au point d'offrir une tribune de premier choix à des élus qui ont juré sa perte, le Parlement européen fonctionne selon des principes bien plus démocratiques que nombre d'assemblées nationales, et apporte enfin un véritable contre-pouvoir face à ce qui, jadis, a été la toute-puissance de la Commission. Ce qui, sans doute, constitue le nœud du problème.

Car les intérêts minoritaires sont autrement mieux représentés à Bruxelles que par un système politique qui associe des élus carriéristes et clientélistes à une haute administration qui jouit, dans bien des domaines, d'une large autonomie. Là-bas, au moins, dans les domaines restreints qui relèvent de la souveraineté européenne, le forum fonctionne en permanence, et tous les acteurs parviennent, même modestement, à se faire entendre. Préférer l'entre-soi à l'ouverture, voter pour restaurer l'ordre ancien, distinguer les siens, ceux auxquels doivent être réservés des droits qui deviennent ainsi des privilèges, de tous les autres, choisir, en toute connaissance de cause, l'impasse, revient en fait à chanter en cœur tout en creusant une fosse commune encore un peu plus profonde.