Il fut un temps, en France, en Grande-Bretagne, où le développement urbain empruntait un chemin obligé, celui de la fondation de villes nouvelles, créatures sorties prêtes à l'emploi du cerveau de leurs inventeurs, hauts fonctionnaires du Plan et de l’Équipement, et vendues sur catalogue aussi bien aux politiques qu'à leurs futurs habitants, lesquels expérimenteraient à leurs dépens les bienfaits de la faible densité, de l'éloignement du centre, du rationnement en matière de transports, du déséquilibre d'un aménagement constructeur de logements, et seulement de logements. Cette colonisation de vastes espaces détournés de leur emploi agricole, témoignage d'une époque immodeste, a cédé la place à une politique à la fois moins ambitieuse et plus orgueilleuse, directement conduite par les élus. Il s'agit de reconvertir, à l'intérieur des métropoles, ces zones industrielles et commerciales dont la justification économique a disparu, ou qui peuvent être réimplantées ailleurs. Le modèle du genre se trouve à Hambourg, dont les entrepôts ont en partie cédé la place à HafenCity, "le plus grand projet de développement urbain interne existant aujourd'hui en Europe", avec ses quartiers orthogonaux, ses immeubles cubiques pour les gens ordinaires, et sa tour expressionniste réservée aux riches. En tête d'îlot, en figure de proue, l'indispensable équipement culturel de prestige obligatoirement confié à une grande agence internationale, l'Elbphilarmonie par Herzog & De Meuron.
Ce modèle se retrouve, trait pour trait, dans le projet de la Confluence, à Lyon où, comme à Hambourg, l'histoire a légué à la municipalité actuelle un vaste terrain de jeu idéalement placé et sur lequel, pour le bien de ses citoyens et l'édification des générations futures, elle peut décliner sa conception de la ville moderne. Il existe, à quelques centaines de mètres du centre ville, un espace triangulaire qui possède la propriété d'être complètement fermé, et de l'être par des barrières infranchissables, celles du Rhône et de la Saône, celle, aussi, sur son versant nord, de la gare de Perrache, installée sur un large rempart difficilement transpercé de trois étroits tunnels, et qui joue d'autant mieux son rôle de frontière qu'on l'a flanquée d'une autoroute qui, venant du sud, longe le Rhône avant de bifurquer vers l'ouest, le long des voies ferrées, et d'un vaste parking à étages dont l'architecture concentre le pire des années 1970. Car Lyon présente cette caractéristique qu'une partie de sa topographie a été dictée non par l'aménagement routier, mais par celui du chemin de fer : et ses concepteurs ont décidé que, au sud de la barrière, rien d'intéressant ne pouvait exister, et que l'on pourrait donc y entasser sans souci les légumes et les bestiaux, les pauvres, et les prisonniers.

Accéder à la zone n'est donc pas chose facile ; mais rendre compte de ce qui s'y passe représente une tâche presque insurmontable. Les sites web que la municipalité consacre au projet ont en commun de se révéler parfaitement inutiles, tant les quelques fragments d'information que, à force d'obstination, l'on finit par y récolter, surnagent avec peine au milieu de la logorrhée publicitaire qui les parasite, laquelle vante la grandeur d'un Gérard Collomb et les vertus écologiques et sociales de son action, et totalement inutilisables, tant ils semblent conçus, avec un soin maniaque et une efficacité redoutable, pour décourager toute tentative de navigation. Essayons malgré tout de décrire ce que, pour l'heure, le promeneur peut comprendre de gégécity. Il trouvera donc, comme à Hambourg, des logements à grand spectacle, où l'on remarquera en particulier le superbe concours de porte-à-faux de Lyon Islands, et les jeux de couleurs et de texture de la peau du Monolithe, quelques bureaux parfois très laids, comme le siège d'Eiffage, et parfois superbes, avec le cube orange de Jakob et MacFarlane, le bloc sinistre de l'hôtel de la région Rhône-Alpes à propos duquel on se demande de qui Christian de Portzemparc, son concepteur, a bien pu vouloir se venger en dessinant cette caserne grisâtre et, à la pointe sud du triangle, l'obligatoire équipement culturel de prestige, ici le musée des Confluences confié à Coop Himmelb(l)au. En somme, tout ce qu'il faut pour une HafenCity fluviale ; pourtant, si le contrat architectural paraît rempli et a largement de quoi en remontrer à la concurrence parisienne, on a du mal, pour l'instant, à voir là un morceau de ville. S'étendant sur 150 hectares là où HafenCity en occupe 157, la Confluence frappe à la fois par sa spécialisation - les logements au nord, les loisirs au centre, les bureaux au sud - et part sa faible densité, qui lui fait ainsi perdre l'avantage essentiel d'une ville. Certes, on n'est qu'à mi-chemin : la phase 2, sous la responsabilité d'Herzog & De Meuron, devrait permettre de réparer tout ça. Pour l'heure, on ne voit qu'une occupation lacunaire, des quartiers séparés, et des distances considérables qui ne pourront guère être parcourues qu'à pied. Et puis, une question subsiste : relégué à l'extrémité de la parcelle, au-delà de l'autoroute, le musée, pour les lyonnais, restera très difficile d'accès. À l'opposé du Guggenheim de Bilbao, qui a revitalisé le territoire délaissé qui l’entourait, il semble moins destiné à l'agrément de la population locale qu'à l’ébahissement du touriste de passage qui, d'un simple regard depuis l'autoroute, pourra aisément se convaincre de l'audace de son maître d'ouvrage, et de la modernité de sa ville.

Lyon, pourtant, reste la patrie de Tony Garnier, minutieux créateur d'une utopie urbaine. Quelques traces de son œuvre subsistent, le quartier des États-Unis, une cité HBM assez ordinaire, ou les anciens abattoirs dont une petite partie a été conservée pour devenir, comme à La Villette, une halle à spectacles, alors que l'essentiel a été détruit. A la place, on trouve notamment l'antenne locale de Normale Sup' avec, pour les scientifiques, un horrible bâtiment digne du centre ville de Saint Quentin en Yvelines et, plus loin, pour les littéraires, un ensemble étonnant conçu par Gaudin père et fils, assez proche des volumes expressionnistes de Ricardo Porro et Renaud de la Noue.
La ville moderne, en fait, et la cité idéale, il faudra aller les chercher là où elle a furent d'abord construites, à Villeurbanne, sur un axe dont le centre est occupé par l'hôtel de ville et qui comprend, au sud, un imposant manifeste de symétrie moderne, le Palais du Travail de Môrice Leroux, aujourd'hui TNP et, au nord, du même, prolongeant une perspective herculéenne bornée de deux tours de dix-neuf étages, le quartier des gratte-ciel, importation des méthodes de construction métalliques américaines, révolution technique, esthétique, et urbanistique. La qualité de l'ensemble, le soin avec lequel il est aujourd'hui rénové, la façon dont cet aménagement ancien sert aujourd'hui d'ancrage à un projet neuf montre ce que peut faire une municipalité qui a conscience de posséder un patrimoine unique, et sait à la fois le protéger, et l'exploiter dans toutes ses dimensions.