Que peut donc faire le malheureux motard solitaire lequel, ayant prévu de compléter un déplacement à Bruxelles, voyage d'affaires en quelque sorte puisqu'il s'agissait de participer à la 1st International Motorcyclists' Conference organisée par la FEMA, de quelques digressions ethnographiques et de promenades architecturales dans cette ville que l'on dit capitale pour l'Art Nouveau, lorsque, entrant en ville le samedi en début d'après-midi, cette CBF proudly assembled in Italy with the worst possible quality commence à caler au point mort, puis cesse définitivement de fonctionner, inaugurant ainsi un parcours imprévu qui le conduira, de la batterie au régulateur, du régulateur à l'alternateur, à traverser tous les cercles de l'enfer électrique, et qui ne trouva de conclusion provisoire que le jeudi suivant, par un retour à la maison en train, donnant ainsi aux sympathiques mécaniciens de Bike Zone, seule lueur dans les ténèbres de la négligence et au coeur des marécages de l'appât du gain, le temps nécessaire pour tout remettre en ordre ? Devenir en moins de 24 heures un as de la STIB et profiter de cet efficace système de transports en commun pour, malgré tout, visiter, étant entendu que la participation à la conférence sera fonction du temps laissé libre par cette saleté de machine et que pour la MEP Ride, le clou de la manifestation, ce sera pour l'an prochain.

Adieu moto, et place à la STIB, système hétéroclite d'une étrange capitale polycentrique qui compte au nombre de ces villes de centre et du nord de l'Europe qui n'ont jamais abandonné le tramway, et dont le réseau associe les quelques lignes d'un métro récent, qui ne manque pas, à juste titre mais de manière un peu facile, de se comparer favorablement à son pitoyable équivalent parisien, le bus, et diverses générations d'un tramway en partie souterrain, grâce à l'invention locale du prémétro, mais dont les rames les plus anciennes, qui n'auraient pas détonné dans la Tchécoslovaquie de l'ère Novotný, avec leurs portes-guillotines et leurs marches aussi étroites qu'escarpées, semblent maintenues en service dans le seul but de réguler, via les fractures du col du fémur, la population des personnes âgées. Il n'empêche : ce réseau assure, dimanche compris, une desserte satisfaisante des endroits les plus éloignés, et rend donc d'autant plus difficile la compréhension de ce qui paraît bien être une spécificité locale, un trafic automobile d'une densité d'autant plus ahurissante qu'il n'est que très marginalement complété par les deux-roues, les scooters restant invisibles au moins en centre ville, les vélos n'étant utilisés que par quelques inconscients, et les motos, souvent de forte cylindrée, n'étant guère nombreuses. Bruxelles-Capitale, moitié plus vaste que Paris mais trois fois moins dense, se distingue en effet de son homologue française par l'importance de son parc automobile, le nombre des foyers équipés étant équivalent à celui des autres provinces du pays alors qu'il est, à Paris, significativement inférieur. La vision de ces conducteurs, seuls au volant de leurs véhicules, pris dans une circulation dantesque et des embouteillages sans fin, refusant les transports en commun sans pour autant adopter, comme à Paris, le deux-roues motorisé, laisse perplexe, et semble sortie du fond des âges.

Logé dans le quartier des institutions européennes, dont la population ne se distingue d'un ordinaire quartier d'affaires que par les passages incessants, avenue de Cortenbergh, d'une remarquable diversité d'officiers de toutes armes et de toutes nations, le visiteur à pied aura du moins l'occasion de faire d'étranges expériences, telles celle de l'alignement impérial de la rue de la Loi, interminable succession d'immeubles officiels tous, un samedi soir, totalement déserts, sans un gardien, sans un planton, sans un policier, et qui procure l'illustration physique d'un pouvoir vacant. Il pourra aussi parcourir longuement le parc Ambiorix et ses alentours, et s'interroger sur les causes de cet urbanisme absurde. Bruxelles, au tournant du XXème siècle, est en effet, avec un règlement qui limite drastiquement la largeur des immeubles, le royaume d'une maison urbaine qui, ne pouvant se développer ni en façade ni en hauteur, s'étale en profondeur. Pour en juger, il faut dîner dans l'une de ces cantines pour eurocrates que l'on trouve rue Archimède ou rue Franklin, au nord de Berlaymont, chez Barbanera par exemple, ce qui permet de bien comprendre l'emploi de ces parcelles longues et étroites, avec l'escalier en façade et sur le côté, l'enfilade des pièces sur trois étages, et en fond de parcelle un assez vaste jardin où l'on mange, très bien, et pour même pas cher.
L'Art Nouveau, largement composé de commandes privées de maison individuelles, a donc trouvé ici un terrain d'action idéal, et un assez riche vivier d'architectes dont Victor Horta, auteur du tout proche hôtel van Eetvelde, reste le plus connu. Un peu plus loin, on trouvera des constructions singulières, comme, square Ambiorix, l'excessive maison Saint-Cyr ou, rue des Francs, au sud-est du parc du Cinquantenaire, la maison Cauchie, directement inspirée de la Sécession viennoise. Celle-ci, les amateurs le savent, marque essentiellement sa présence en ville grâce au palais Stoclet de Joseph Hoffman, qui bénéficie, depuis son classement par l'UNESCO, d'une rénovation qui semble aussi indispensable, tant son état général est médiocre et ses bronzes dégradés, que négligemment menée. Paul Hankar, à Saint-Gilles, Ernest Blérot, autour des étangs d'Ixelles, complètent un parcours Art Nouveau effectivement riche et varié, qui ne rend que plus étonnante la discrétion des architectes contemporains bruxellois. Avec LéopoldVillage, l'un de ces gestes ostentatoires qui permettent de bien montrer à ces salauds de pauvres ce dans quoi ils n'ont pas le droit d'habiter, avec une étroite résidence coincée entre mitoyens avenue de Tervuren, mais aussi avec des logements sociaux, Pierre Blondel semble bien isolé dans le développement d'une architecture contemporaine de niveau international.

Emprunté le jeudi soir, le Thalys aura quarante minutes de retard. Ensuite, comme toujours, le trafic sur la ligne 13 sera interrompu et, donc, depuis la place Clichy, on rentre avec ses pieds. Au total, le trajet de retour en train et métro coûtera deux fois plus cher, et prendra une heure de plus, qu'à moto. Pour les usagers des transports en commun, l'avenir appartient à ceux qui n'ont pas peur de marcher.