Parfois, le défi que doit relever l'aventurier désireux d'analyser de manière rationnelle les décisions annoncées par la majorité actuelle peut se révéler si redoutable que la tentative ne peut se solder que par un échec. Malgré tout, puisque l'important, c'est le parcours et pas le résultat, puisque, à défaut de justification, il sera toujours possible de mettre au jour quelques mécanismes, puisque multiplier les spéculations ne coûte rien, on peut chercher à comprendre comment, à défaut de pourquoi, un gouvernement, fut-il clairement de droite et parfaitement anti-libéral, peut en arriver à des propositions aussi pétrifiantes que celle annoncée mercredi à l'Assemblée Nationale par le ministre du Budget.

Prenons la chose au sérieux : il s'agirait donc de contraindre les entreprises qui rémunèrent leurs actionnaires grâce au versement de dividendes à attribuer à chacun de leurs salariés une prime au caractère exceptionnel mais dont le montant ne saurait être inférieur à 1000 euros. Les lecteurs réguliers de la presse économique savent, au demeurant, que cette idée, déjà mise en œuvre par de grands groupes industriels allemands qui, après le désastre de 2009, profitent d'une exceptionnelle année 2010, ne sort pas du chapeau du ministre. Parcourant l'impasse jusqu'à percuter le mur, imaginons que la mesure entre en vigueur ; faisons comme si les mouvements sociaux actuels ne s'inscrivaient pas dans la classique logique des négociations salariales annuelles, et admettons que les salariés demandent autre chose qu'une augmentation de leur rémunération. Voyons, par exemple, ce qui se passerait chez Carrefour si ses employés touchaient leurs 1000 euros de bonus. En 2010, le n°1 européen de la grande distribution a donc réalisé un chiffre d'affaires de 101 milliards d'euros, dont 42 sur le sol national, 33 ailleurs en Europe, en Espagne ou en Belgique, le reste se partageant entre des implantations diverses, Brésil et Chine en particulier. Ici surgit le premier écueil : si Siemens gratifie ses salariés allemands d'une prime de 1000 euros, il n'en oublie pas pour autant, en bon conglomérat universel, les autres. Attend-on de Carrefour qu'il traite équitablement français, grâce auxquels le groupe a vu son chiffre d'affaires augmenter de 0,1 % par rapport à l'an passé, et brésiliens, responsables d'une croissance de 6 % ? C'est que les brésiliens souffrent d'un handicap rédhibitoire, puisqu'ils ne contribuent aucunement à la prochaine élection présidentielle. Supposons donc que les seuls français bénéficient de ces largesses, en faisant abstraction des fâcheux qui ne manqueront pas de dénoncer à Bruxelles un tel traitement de faveur, et autres broutilles du même ordre. La société, de par le vaste monde, emploie de l'ordre de 500 000 personnes : admettons que ses effectifs sur le sol national soient proportionnels au chiffre d'affaires réalisé, soit 200 000 salariés touchant chacun sa prime d’État : son montant total atteindrait donc 200 millions d'euros. En 2010, le résultat net de la société, en hausse de 47 % par rapport à 2009, s'élève à 568 millions d'euros. La part de l’État, prélevée au passage, atteint presque 700 millions d'euros. Puisque l'on espèrera en vain qu'il modère ses prétentions, il faudra donc trouver ces 200 millions sur la portion d'ordinaire rétrocédée aux actionnaires. Ce qui génère des conséquences intéressantes.
L'action Carrefour, géant de la distribution nationale, est la seule du genre à appartenir au CAC 40, principal objet de la vindicte publique. Casino, seule autre entreprise du secteur cotée en bourse, l'est de façon plus modeste ; Auchan publie des comptes puisqu'il fait appel public à l'épargne, mais n'est pas coté. Leclerc, Intermarché, Système U, réunions d'indépendants, ne sont pas cotés et ne publient rien, et moins encore les très secrets Lidl et autre Aldi, connus surtout pour leurs effroyables conditions de travail et pour la fortune que l'on prête à leurs discrets propriétaires. Comment traiter équitablement non pas seulement les salariés, mais les entreprises même, en concurrence sur un même marché mais dont aucune ne partage la même structure financière ? Que faire pour ne pas uniquement pénaliser le plus gros, le moins opaque, celui dont les salariés sont sans doute à la fois les moins mal traités, et disposent des plus fortes capacités d'exprimer leur mécontentement et, donc, de négocier ce qui les intéresse, des augmentations de salaire ?

Que le pouvoir construise une fiction intéressée, qu'il abonde dans le sens populaire qui voit dans l'investissement en actions une sorte de super livret A aux rendements aussi démesurés que garantis, qu'il préfère ignorer la politique d'entreprises comme Eiffage, lui aussi en pleines négociations salariales mais dont les salariés, à l'image des autres géants du BTP, détiennent le quart du capital, et seraient donc pénalisés par une prime qui fournirait à leurs collègues non actionnaires un repas gratuit payé par le risque qu'ils ont pris, ne surprend guère. Qu'il rate l'occasion d'un peu de pédagogie, rappelant à quel point, alors que les salaires sont généralement stables, les bénéfices, et donc les dividendes, peuvent connaître des variations brutales, et que ceux-ci participent à la rémunération, non seulement du risque, mais de l'immobilisation d'un capital qui peut parfaitement s'investir ailleurs, n'étonne pas.
Mais l'entrée en vigueur de la règlementation qu'il projette aura des conséquences immédiates, et fatales : elle provoquera une baisse des capitalisations boursières proportionnelle à la dîme prélevée sur le dos des investisseurs, lesquels auront alors d'autant moins de scrupules à déserter le pays et à placer leurs économies ailleurs qu'il sont déjà, on le sait bien, majoritairement, pour ce qui concerne le CAC 40, étrangers. Ainsi, ils provoqueront par là-même un assèchement des capitaux qui servent à financer l'activité et le développement des entreprises nationales. Dès lors, faire semblant d'ignorer les conséquences mécaniques d'un tel forfait ne peut s'expliquer que d'une seule manière : le pouvoir, en fait, est aux mains de factieux à la solde de l'anti-France, lesquels agissent avec une subtilité si diabolique que même Brave Patrie, cette indispensable vigie citoyenne, n'est pas encore parvenue à pleinement démasquer l'ampleur de leur perfidie. À moins, évidemment, de retenir l'hypothèse de la manipulation machiavélique : la mobilisation des patrons, seuls vrais maîtres du monde, les réprimandes de leur tout dévoué laquais bruxellois produisent leurs effets, et contraignent un gouvernement impuissant face aux forces de l'argent à renoncer à une aussi élémentaire mesure de justice sociale. Ainsi, le coût financier est nul, l'effet symbolique énorme et Nicolas Sarkozy, seul recours, unique défenseur de pauvres seulement riches de leur bulletin de vote, triomphalement, est réélu.