Survivre après la chute du mur et l'arrivée sur le marché de développeurs venus d'Europe de l'est, à la compétence inversement proportionnelle à leurs exigences salariales, a constitué pour les studios de jeux vidéo du vieux continent un défi auquel ils n'avaient pas songé, et qui fut fatal à bien d'entre eux, à commencer par le légendaire Bullfrog. D'autres, comme les allemands de BlueByte, installés dès 1988 à Düsseldorf, ville dont la sinistre réputation fut connue du monde entier au travers des œuvres neurasthéniques des Kraftwerk, NEU! et autres Wim Wenders, résistent en labourant encore et toujours le même sillon. En l'occurrence, les geeks de la Ruhr déroulent un même fil, celui de ces jeux de stratégie où l'on construit un univers, dont The Settlers, désormais dans sa septième incarnation, reste l'étendard. Moins paysanne, plus commerciale, et bien qu'appartenant elle aussi à cette catégorie de jeux passablement ennuyeux et significativement addictifs dans lesquels on recommence une partie avec comme seul objectif de vérifier les effets de la modification d'un unique paramètre, et qui perdent tout leur intérêt dès lors qu'on a entièrement compris de quelle façon ils fonctionnent, la série des Anno, après avoir épuisé les ressources d'un passé plus ou moins lointain, s'aventure aujourd'hui dans le futur proche, en faisant malgré tout un bon en avant d'une amplitude raisonnable puisque la nouvelle aventure se déroule en 2070. Mais la survie de BlueByte a eu son prix puisque, en 2001, le studio allemand a été absorbé par Ubisoft, lequel compte visiblement fermement s'inscrire, au même titre que les Apple, Microsoft et autres Gallimard, sur la liste de ces entreprises décidées à ne pas laisser s'échapper la plus infime occasion de monnayer quelque chose, cette obsession s'exercerait-elle au détriment de leurs clients, et de leur vie privée.

D'une manière devenue classique Anno 2070 peut s'apprécier de deux façons, seul, ou en compétition avec d'autres joueurs. Si le premier mode a longtemps connu une certaine stabilité, dépendant qu'il était des progrès chancelants de l'intelligence artificielle le second, avec le web, a abandonné la formule du client-serveur sur réseau privé pour, à travers le web, dépendre désormais des seuls éditeurs qui, avec les jeux en ligne, ont découvert et consciencieusement exploité une mine d'or. La tactique d'Ubisoft, avec Anno 2070, consiste à faire en sorte que, désormais, quand bien même il n'aspirerait à rien d'autre qu'à faire prospérer son petit monde dans son petit coin, le client solitaire n'échappe plus à ses filets. Payer son dû à Amazon reste une condition nécessaire avant de jouer à Anno 2070 ; mais elle ne suffit plus. Ubisoft impose à ses clients une inscription sur son site web à l'occasion de laquelle l'entreprise, couverte par sa déclaration à la CNIL, recueille sans aucune justification le sexe, le prénom, le nom et l'âge du joueur. Contrairement à ce qu'annoncent de façon mensongère les petits caractères au bas de la jaquette du DVD, cette inscription n'est pas seulement requise pour jouer en ligne puisque chaque nouvelle session en solitaire implique une connexion, et une identification préalable auprès d'Ubisoft : en plus de son état-civil, la société connaît donc les habitudes du joueur, la fréquence, sans doute la durée, de ses séances, et, bien sûr, son adresse IP. Il serait intéressant de savoir si elle a aussi pris la peine de prévenir la CNIL de l'usage qu'elle fait de ces données lesquelles sont, elle aussi, parfaitement confidentielles. On imagine l'intérêt commercial qu'une entreprise peut avoir à collecter ces informations, et plus encore à les croiser avec celles que, bon gré mal gré, ses autres clients lui fournissent : la charte d'atteinte à la vie privée que revendique Ubisoft ne laisse en tout cas aucun doute sur la nature comme sur l'ampleur de cette exploitation.

Pourtant, cette situation ne semble inquiéter personne. Et si l'on reçoit les échos d'un vif mécontentement, celui-ci vise une tout autre tactique de monnayage. Le système de gestion de droits du jeu limite en effet le nombre des installations possibles, dans le but évident de venir à bout du marché des jeux d'occasion. Que ce soit cette caractéristique, certes pas anodine mais purement pécuniaire puisqu'elle ne fait perdre aux joueurs que quelques sous, qui suscite des réactions, et pas la longue liste des atteintes à la vie privée dont ils ont pris leur parti, à supposer qu'ils en aient conscience, en dit long sur ce que les amateurs de bidules numériques de tous ordres sont près à accepter sans réagir, dès lors que leurs intérêts matériels ne leur paraissent pas menacés, dès lors aussi que ces atteintes semblent désormais indissociables du prix à payer pour accéder à ces objets sans lesquels la vie en société ne peut plus guère se concevoir.
Alors, tant pis : plutôt que de clamer dans le désert, choisissons la fuite et l'individualisme, tournons le dos aux exploiteurs, ressortons les vieilles machines, et rejouons à Dungeon Keeper 2, cet invraisemblable chef-d'œuvre de félonie fin de XX ème siècle, avec ses travailleurs infatigables qu'une bonne claque rendait bien plus productifs, ses démons péteurs atrabilaires, et ses gentilles fées qu'on prenait un immense plaisir à torturer dans le seul but de les entendre pousser ces petits cris absolument délicieux, ce jeu dont, à peine dix ans plus tard, la possibilité de création semble à ce point hors d'atteinte qu'on se demande comment diable il a bien pu exister, mais qui rappelle à quoi ressemblait la liberté, voilà maintenant un millénaire.