Tout tourne autour de ce terme si souvent employé, et tellement mal connu, le droit. Pierre Favre, grand spécialiste de la question, l'écrivait déjà voilà vingt ans : les manifestations de voie publique prennent aussi place dans un espace juridique, espace fort mal construit et qui voit "les acteurs sociaux ignorer la règle de droit et le législateur ignorer que les acteurs ignorent la règle." Et la confrontation entre ces deux mondes, organisateurs et puissance publique, manifestants et forces de l'ordre, tenants de leur bon droit et protecteurs du droit tout court, se lit fort bien, avec toutes ses contradictions, dans le cycle de manifestations organisées par des acteurs divers, et avec des fortunes variées, depuis bientôt deux semaines à Paris, et en province.

En principe, au moins sur le territoire couvert par la préfecture de police de Paris lequel, il convient de le rappeler, recouvre l'ancien département de la Seine, le situation paraît relativement claire. La préfecture et sa direction de l'ordre public disposent en effet d'une énorme expérience en matière de manifestations, et les formalités à remplir, lesquelles se limitent à une simple déclaration, relèvent en principe, pour chacune des parties concernées, de la routine. En d'autres termes, il n'y a matière à s'inquiéter que lorsque les organisateurs n'empruntent pas le canal habituel, et que la manifestation n'est pas déclarée ou, pire, interdite.
Ne pas déclarer une manifestation, quand bien même il s'agirait de l'innocent rassemblement d'une centaine d'amateurs de gros cubes qui ont eu la mauvaise idée de se rejoindre un peu trop près de l'Assemblée Nationale, peut vous exposer à quelques désagréments, généralement sans conséquences.

Mais il en va tout autrement quand ses organisateurs persistent dans le maintien d'une manifestation interdite, et, plus encore, lorsque, les choses se passant mal, on se retrouve mêlé à un attroupement, cet objet vague et défini de manière très extensive, mais porteur de lourdes menaces puisque, après les sommations d'usage, les force de l'ordre conservent le droit d'ouvrir le feu, droit qui paraît aujourd'hui bien difficile à appliquer tant les traditions, comme l'équipement des troupes avec le mousqueton règlementaire, semblent se perdre.
Interdire une manifestation ouvre donc une voie semée d'ennuis, accumulant ressentiments et incompréhensions avec un risque majeur, celui qu'une manifestation interdite, mais maintenue par ses organisateurs, entraîne des débordements plus graves encore que ceux dont la crainte a motivé l'interdiction. Il ne reste qu'à attendre que l'opposition parlementaire s'en mêle, et moque ce gouvernement qui interdit un jour, et autorise le lendemain, pour réunir tout ce qu'il faut pour rendre la position du directeur de l'ordre public, et du préfet de Police, intenables, et quand bien même ils auraient tous deux pleine conscience de la précarité de leur position.

Pourtant, cette situation révèle avant tout l'insondable ignorance en matière de sociologie politique de ces acteurs politiques. Librement accessible, le livre tiré de sa thèse par Olivier Fillieule, Stratégies de la rue, donne en effet tous les éléments nécessaires à la compréhension de ce processus de décision, lequel n'obéit à aucune règle écrite. Il s'agit, en fait, d'une question de confiance mutuelle, dans laquelle la police joue un rôle moteur, et où la notoriété des organisateurs, leur capital social en somme, l'ancienneté de leurs relations avec la préfecture, les informations fournies à leur sujet par les Renseignements généraux, valent comme autant d'indices permettant de générer une prévision fiable, et d'obtenir une raisonnable certitude que les choses se passeront bien, ou pas. Ainsi, la manifestation du 23 juillet, prise en charge par des organisateurs de toute confiance et dont le parcours originel, rive droite a, suivant les demandes de la préfecture, été totalement bouleversé, satisfait-elle pleinement aux critères conduisant à une autorisation. L'encadrement assuré par le redoutable service d'ordre de la CGT, qui laisse des souvenirs émus à l'un des interlocuteurs d’Olivier Fillieule, officier de police chargeant à la tête d'un bataillon de cégétistes pour dégager des autonomes, vaut comme la meilleure des garanties que tout se passera bien.
Car la police ne craint pas tant la violence que l'incertitude, celle qui vient avec des acteurs nouveaux, mal connus, difficiles à définir, et dont l'amateurisme fait craindre qu'ils ignorent une règle qui n'est pas de droit, cette règle non écrite qui régit les rapports entre police et organisateurs d'une manifestation. Interdire celle-ci, la contenir dans un quartier populaire comme ce fut le cas le 19 juillet relève donc des mesures prises habituellement en pareil cas, et qui n'ont d'autre objectif que de limiter les dégâts. Comme toujours, la théorie du complot, l'indignation du défenseur d'une cause forcément juste qui trouve incompréhensible qu'on ne la partage pas, et pour qui cette cause justifie de ne tenir aucun compte des entraves légales mises à son expression, la volonté de ne voir dans l'action policière qu'une persécution qui vous vise personnellement constituent autant de postulats qui n'ont guère de chances de résister à l'analyse sociologique.