Le décès de Serge Dassault, mort à la tâche à l'âge respectable de quatre-vingt treize ans, s'accompagne de commentaires souvent peu amènes, pointant pour l'essentiel les petits soucis judiciaires qui ont perturbé sa tardive et modeste carrière politique, réduisant son rôle à celui d'un héritier de la fortune paternelle et, accessoirement, stigmatisant par principe son activité à la tête de Dassault Aviation. Car quand bien même elle tirerait aujourd'hui l'essentiel de ses revenus de la production d'avions d'affaires, l'entreprise conserve une activité plus ancienne, et plus cyclique, qui la voit poursuivre le développement cette longue lignée d'avions de chasse qui a fait sa célébrité : pour certains, cela suffit à ranger son président dans la détestable catégorie de ces gens promis à un cercle particulier de l'enfer, et qu'ils qualifient sans détours de marchands de canons.

Incontestablement, Serge Dassault n'était pas un homme du XXIème siècle. De fait, sa carrière professionnelle, entamée en 1951 après avoir fait l'X et Sup'Aéro, se confond avec l'histoire de cette industrie de l'air et de l'espace qui reste l'un des rares avantages compétitifs dont ce pays dispose encore aujourd'hui. Pourtant, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, après cinq ans d'occupation, il ne restait rien d'un secteur qui n'avait jamais brillé par son inventivité, et ne disposait alors que de maigres atouts, la disparition de ses concurrents italien et germanique, les quelques ingénieurs allemands laissés de côté par les soviétiques et les américains. En d'autres termes, sa fortune actuelle doit tout aux choix fait dans ces années 1950 et 1960, fruits à la fois d'expérimentations invraisemblablement risquées, et de décisions politiques et techniques qui se sont, souvent bien plus tard, révélées, dans tous les sens du terme, payantes. Ces choix, par ailleurs, avaient comme point commun de constituer autant de paris, allant souvent contre les doctrines en vigueur, ce qui, au fond, dans un environnement compétitif qui se passe très bien de lui, représente pour un outsider sa seule chance de succès.
Pour Dassault, dont les affaires avaient modestement repris après guerre grâce à un petit avion de transport, l'instant décisif viendra avec la conception d'un chasseur bi-sonique bien plus polyvalent que ses adversaires britanniques ou américains, à l'époque où l'on attendait simplement d'un intercepteur qu'il lance à haute altitude un unique missile chargé d'abattre un seul bombardier stratégique soviétique, cahier des charges fort peu réaliste et pour le moins restreint. La diffusion intercontinentale du Mirage III générera un capital technique et symbolique dont, aujourd'hui encore, l’entreprise, en partie, vit. Pourtant, la diversification viendra assez vite, avec d'abord le développement de l'aviation d'affaires, puis la création de filiales répondant à des besoins annexes.
Ainsi, le département électronique interne, concevant d'abord des radars embarqués, puis ensuite un tas d'autres choses, deviendra en 1962 une société distincte dont Serge Dassault prendra ensuite la tête. Et en 1981, autour de CATIA, le logiciel de CAO maison, Dassault Systèmes verra le jour avec, précisent Les Échos, un effectif de cinq ingénieurs. Aujourd'hui, l'entreprise n'est pas seulement le premier acteur mondial du secteur : dans un domaine qui a si souvent bénéficié de l'attention étouffante et inconstante de l’État, qui a vu tant de projets grandioses s'effondrer sans qu'aucune leçon ne soit tirée de leur échec, elle reste le seul éditeur français de logiciels de dimension internationale.

Ne rien retenir de cette aventure revient à considérer le monde d'aujourd'hui comme donné, existant tel qu'il est par la volonté d'on ne veut savoir quel bon ou mauvais génie, alors qu'il est le fruit d'une histoire complexe et de contingences variées. Telle est, sans doute, la propriété de la jeunesse, et de l'ignorance. Un peu comme avec le plan que suivent toutes les bibliographies de personnages politiques dans Wikipédia, lesquelles détaillent successivement la formation de l'individu en question, sa carrière d'élu, et ses ennuis judiciaires réels ou supposés, tout se passe comme si seule comptait désormais une sentence morale décidée par des gens qui n'ont aucune autorité pour la rendre, ce dont ils se passent fort bien, tout en produisant des jugements privés de pertinence, ce qui ne doit guère les gêner. Ainsi, mettre en œuvre l'automatisme qui propulse Serge Dassault dans le clan des marchands d'armes ne présente aucune difficulté. S'interroger sur le destin des chars Leclerc, produits dans les arsenaux d’État, vendus aux Émirats arabes unis et engagés par ceux-ci dans les combats urbains de la guerre civile au Yémen serait sans doute, moralement, plus utile mais, techniquement, plus complexe et, narcissiquement, moins rémunérateur.
L'époque n'est certes plus à l'homo faber. Mais l'héritier sera bien plus le donneur de leçons qui vit dans ce monde efficace et confortable, mais pas indestructible, auquel il n'a nullement contribué, conçu et reconstruit après la Seconde guerre mondiale par les ingénieurs des grands corps techniques et qui, au nom de sa vaniteuse morale d'instituteur, s'emploie quotidiennement à le démolir sans rien avoir à mettre à sa place.