Un personnage secondaire d'un roman d'Heinrich Böll, bourgeoise âgée, rhénane francophile et francophone, affirmait ne rien lire d'autre dans les journaux que les pages locales. Sans prétendre s’astreindre à la même discipline, on se doit de constater que l'on y trouve des informations qui, a priori, ne sont reprises nulle part ailleurs, et méritent pourtant que l'on s'y attarde. Ainsi en est-il de cet article accessible sur le site en ligne du Parisien, lequel, au premier abord, ne fait que relater, sur le mode de l'exercice imposé, l'une de ces rituelles opérations de sécurité routière dans lesquelles la Préfecture de police, ici par la voix du préfet en personne, livre une fois de plus un dernier avertissement avant poursuites.
Elle comporte pourtant un élément étonnant puisque, répondant au journaliste du Parisien, Bruno Jouvence, commandant de police et chargé de la sécurité routière à la préfecture, précise que  : "L’an dernier" - en 2017, donc - "sur 13 piétons tués à Paris, trois l’ont été lors d’un choc avec un vélo." Provenant d'un fonctionnaire on ne peut mieux placé pour savoir exactement ce dont il parle, une telle affirmation n'en demeure pas moins surprenante.

Car la grandeur physique qui importe en matière d'accident de la circulation routière n'est pas tant la vitesse que l'énergie cinétique, d'où la gravité démesurée des accidents impliquant des camions. Autant dire que, à l'opposé, la bicyclette, le plus léger des véhicules autorisés à circuler sur la route, modeste auxiliaire qui se contente le plus souvent d'emporter un seul individu lequel, malgré quelques exceptions, a tout intérêt à rester aussi svelte que possible tout en se déplaçant à des vitesses réduites et généralement inférieures ou égales à 20 km/h, possède une énergie cinétique très faible. Aussi, quand bien même il entrerait en collision avec un piéton, il ne devrait pas lui causer de dommages considérables. Ainsi, à l'échelon national, le bilan des accidents de la route, pendant les quelques années où il a présenté une matrice mettant en regard les coupables et les victimes, ne recensait guère chaque année qu'un ou deux accidents mortels dans lesquels un piéton était tué par un cycliste. En Île-de-France, la DRIEA publie, elle, un bilan qui détaille ce genre de situation : en l'espèce, le seul cas avéré datait de 2014. Aussi attendait-on avec impatience l'édition 2017 de ce document, seule en mesure de confirmer les propos recueillis par le Parisien, et qui vient tout juste d'être publiée.

En 2017, nous apprend-elle, six piétons ont été tués dans des collisions avec des cyclistes, et seulement cinq avec les utilisateurs de deux-roues motorisés. Pour le dire autrement, en Île-de-France, les piétons victimes d'accidents mortels ont plus souvent été tués par des cyclistes que par des cyclomotoristes ou des motocyclistes. Une anomalie si radicale, quand bien même elle reste statistiquement peu significative, mérite bien quelques réflexions. Hélas, les données réellement pertinentes restant soigneusement protégées de la curiosité publique dans les placards des administrations concernées, celles-ci appartiendront pour l'essentiel au registre de la spéculation

Une partie de la gravité de ces accidents s'explique probablement par une caractéristique essentielle de la mortalité des piétons, l'âge : à Paris, en 2017, douze des treize piétons tués étaient âgés de plus de 65 ans. On peut fort bien supposer que les piétons victimes d'accidents causés par des cyclistes ont atteint un âge encore plus avancé, comme l'illustre cet acte impardonnable survenu voilà vingt ans : leur très grande vulnérabilité implique alors que le moindre choc puisse être fatal. Or, compte tenu du vieillissement de la population, un tel facteur va prendre de plus en plus d'importance.
Le succès de ce mode de déplacement récemment réintroduit dans les rues des villes, et la politique qui favorise fortement son développement en multipliant les aménagements tant physiques que réglementaires, entraîne sans doute aussi des effets de composition. On croise ainsi de plus en plus de vélos à assistance électrique susceptibles d'atteindre sans efforts violents leur vitesse limite, 25 km/h, ou bien des livreurs à vélo, vigoureux jeunes gens fort mal payés pour lesquels chaque seconde vaut, sinon de l'or, du moins quelques centimes, et qui, pour cela, prennent, et font courir aux autres, tous les risques. La banalisation d'autres pratiques, comme la circulation illégale sur les trottoirs, contribue sans doute elle aussi à cette dangerosité accrue des cyclistes envers les piétons.

Il serait évidemment fort intéressant d'en savoir plus : à cette interrogation, les autorités seules sont en mesure de répondre. Il reste, dès lors, à imaginer la suite, en prenant comme modèle le royaume que tous les cyclistes envient, les Pays-Bas. Là, l'usage universel du vélo a de lourdes conséquences en matière d'accidents. Le détail restant malheureusement réservé aux seuls néerlandophones, on se contentera de la vision sommaire qu'apporte le rapport annuel de l'International Transport Forum, dans sa section qui traite des Pays-Bas. Dans ce pays où, comme dans bien d'autres, la mortalité routière ne baisse plus depuis 2010, les automobilistes et leurs passagers représentaient, en 2016, 41 % des tués sur les routes, et les cyclistes, 30 %. Mais le rôle de ces derniers apparaît encore plus nettement si l'on s'intéresse aux seuls blessés hospitalisés, puisque deux tiers d'entre eux sont des cyclistes, victimes en majorité d'accidents n'impliquant pas de véhicules motorisés. Le nombre de ces blessés atteint en conséquence, depuis 1993, année où ceux-ci ont été comptabilisés pour la première fois, un plus haut historique.
Servilement repris par les politiques, l'argument sanitaire essentiel des activistes pro-vélo se résume en ce slogan selon lequel le principal danger de la bicyclette serait de ne pas en faire. Un propos aussi sommaire peut faire illusion tant que la pratique reste faible : son accroissement, sa diversification montrent que le risque qui l'accompagne ne concerne pas seulement ceux qui, après tout, l'ont choisi, mais, de plus en plus, et de plus en plus grièvement, les piétons, ces usagers vulnérables qui n'ont rien demandé, et espéraient au moins circuler paisiblement sur les trottoirs, ces espaces censés leur être réservés. Que leur situation se dégrade encore plus, et on voit mal pourquoi il en irait autrement, et il sera évidemment très intéressant d'observer les réactions, dans les discours, et dans les actes, des parties concernées et, en première ligne, des pouvoirs publics.