citadelle
Le jour palindrome tombant un dimanche, il fournissait un prétexte idéal à l'organisation d'une petite réunion entre joueurs réguliers ou occasionnels à proximité du centre de gravité de la capitale, les Halles, réunion à laquelle on ne pouvait que prendre part. Lesté de victuailles diverses, à peine contrarié par ce crachin sinistre qui appartient à l'ordinaire du motard en ces contrées hostiles, profitant du faible trafic des après-midis dominicales, suivant un trajet réfléchi, conçu depuis longtemps et encore optimisé tout récemment, on approchait ainsi des grands boulevards en empruntant la rue Drouot. Une légère inquiétude se manifesta alors, à la vision d'un embouteillage fort inhabituel en de telles circonstances. Boulevard Montmartre, la situation empire, et l'horizon se bouche : la rue de Richelieu est barrée, gardée, et rayée d'un avertissement en interdisant l'accès, surmonté d'une de ces mentions grotesques
comme seules les agences de publicité savent les concevoir, "Paris Respire". On choisit donc de dévier vers la droite, et de tenter sa chance un peu plus loin, sans succès. De détour en détour, on finit par se retrouver au Palais Royal, et toujours aussi loin de son lieu de destination. Alors, on renonce.
Pendant des années, des décennies même, le banlieusard a réussi à mettre en place des stratégies de contournement de plus en plus complexes, de moins en moins efficientes, pour surmonter les obstacles sans cesse renforcés que les municipalités parisiennes plaçaient sur sa route. Aujourd'hui, pour la première fois, face à la force brute, celles-ci ont échoué.
Que s'est-il passé ? De retour chez soi, on le découvre : le premier dimanche de chaque mois, protégé par des barrières flanquées de gardes qui les ouvrent seulement pour les résidants, le centre ville se transforme en l'une de ces communautés fermées si décriées par les beaux esprits et grâce auxquelles les riches s'offrent la sécurité de ne pas se mêler au bas peuple. La carte associée à l'opération recense pas moins de cinquante-trois points de contrôle, qui verrouillent le territoire des quatre arrondissements centraux, à deux notables exceptions près. D'une part, côté sud-ouest, une part importante du Ier arrondissement, qui englobe le musée du Louvre et le jardin des Tuileries, reste accessible à tous : de façon parfaitement gratuite, on supposera que cet espace très particulier échappe à la juridiction de la municipalité parisienne. D'autre part, deux axes stratégiques, la rue de Rivoli à partir du Louvre, et le boulevard de Sébastopol qui coupe le quartier réservé en deux selon l'axe sud-nord, sont toujours abandonnés à la furie automobile.
Quant à la raison d'être de cette opération, elle semble pour l'essentiel se limiter à un slogan : "profiter pleinement de l'espace parisien". S'agissant d'interdire la circulation des véhicules motorisés, on imagine que sa justification première relève de la lutte contre la pollution atmosphérique, le mantra Paris
Respire laissant supposer que, le reste du temps, on étouffe. Rien de plus simple, pourtant, que de démontrer la futilité de cet argument.
D'abord parce que, à Paris, l'air n'a jamais été aussi pur depuis des décennies, le seuil d'alerte aux particules fines, dernier polluant notable, n'ayant plus été dépassé depuis deux ans. Ensuite parce que le dimanche a comme caractéristique que, en général, on ne travaille pas : alors, les rues sont si peu fréquentées que, ce jour-là, les interdictions de circulation qui frappent en temps ordinaire les véhicules les plus anciens depuis la mise en œuvre d'une zone dite à faibles émissions perdent leur effet. Par ailleurs, dans ces vieux quartiers, les voies qui connaissent un trafic intense sont peu nombreuses, les plus importantes étant la rue de Rivoli et le
boulevard de Sébastopol, soit précisément celles qui, par nécessité sans doute, restent ouvertes à la circulation. Enfin, comme avec toute communauté fermée, la clôture entraîne des effets de composition, et, comme on a pu le constater à ses dépens, un report du trafic sur les quartiers extérieurs à l'opération, au grand déplaisir des riverains ainsi privés de leur quiétude dominicale.
Mais il en existe d'autres : si l'on en croit un quotidien d'opposition, les gardes des barrières agissent dans une assez grande illégalité, tandis que, pour un seul dimanche et sur le seul quartier central, leur intervention coûte 30 000 euros.
Paris Respire, en d'autres termes, se trouve largement dépourvu d'effets pratiques, et ressemble à une campagne de publicité récurrente tout autant qu'à une démonstration supplémentaire de pureté verte, et à un achat visiblement onéreux des voix écologistes. Il entraîne, part contre, une réelle violence symbolique, tant il permet de bien faire ressentir au banlieusard qu'ici, c'est pas chez lui, que ses droits de citoyen ordinaire ne s’appliquent plus, et qu'il serait désormais bien avisé d'aller se divertir ailleurs. Il s'agit, en somme, dans une modalité nouvelle, de marquer encore plus, et de manière à la fois plus rigoureuse et plus ostensible puisqu'elle passe par des dispositifs physiques de contrainte, de contrôle et de filtrage, la distinction entre l'aristocratie rose-verte de la capitale, et les manants des faubourgs.
Commentaires
Si je puis me permettre, accuser la mairie de mettre en place une "citadelle" anti-banlieusards dans la zone des Halles, qui est littéralement la plus facile d'accès en transports en communs de toute l'Ile de France (3 RER sur 4, la ligne 14 permet un accès rapide depuis St Lazare...) c'est se tromper de sujet.
Si la zone était uniquement accessible en voiture, la fermeture aux voitures pourrait effectivement être interprétée comme une tentative de chasser les banlieusards ; mais là, objectivement, l'objectif recherché se limite bien à chasser les voitures.
Cela fait des années que le quartier du marais est fermé le dimanche aux voitures, et en tant que banlieusard ça fait des années que je viens en profiter de temps en temps, grâce aux transports en commun. Les rues étroites aux trottoirs minuscules se transforment en d'agréables zones piétonnes dont profitent des milliers de badauds dont je fait partie, bien qu'habitant hors de Paris. Cela impacte nécessairement ceux qui pensaient venir en voiture, mais pour le marais il est évident que le gain pour les dizaines de milliers de piétons est très supérieur à la perte pour les quelques centaines de voitures qui s'y aventuraient. Pour tout dire, si c'était ouvert aux voitures, je n'y viendrais même pas.
De mon point de vue, la seule chose qui est discutable est "est-ce que, pour ce quartier particulier, le gain pour les piétons vaut la perte infligée aux automobilistes ?". Il est certain que sur les Champs-Elysées, qui sont déjà agréables aux piétons et cruciaux pour la circulation automobile, une fermeture serait purement idéologique ; ici visiblement le quartier des Halles est fermé mais certains axes majeurs restent ouverts, donc cette fermeture n'est pas nécessairement disproportionnée.
Mon avis est que Paris manque cruellement de zones piétonnes, comparé à la banlieue où elles sont courantes. Je ne leur jette pas la pierre de vouloir changer cet état de fait, et oui, fatalement cela va en impacter certains. Mais les seuls qui n'ont pas de solution de replis sont ceux qui ont du mal à se déplacer (handicapés, etc), pour la plupart des automobilistes prendre les transports en commun sera juste "moins pratique", soit une perte mineure comparé au gain de confort pour les piétons. Et rappelons que l'automobiliste se transforme en piéton une fois garé, donc ils en profite aussi si le quartier "fermé" était sa destination.
Dans votre exemple, qu'est-ce qui vous empêchait de vous y rendre en transports en commun ? C'est souvent plus rapide que la voiture, c'est plutôt agréable le week-end comparé au rames bondées en semaine, et ça coûte beaucoup moins cher - le parking c'est 4€ de l'heure, pour les "pauvres banlieusards qui ne peuvent plus venir à Paris en voiture" on repassera...
Alors une précision pour commencer : je n'ai pas de voiture et je n'en ai jamais eu. Je me déplace essentiellement à pied, disons dans un rayon de 3 km autour de chez moi et, sinon, comme le précise mon billet, à moto.
Alors, pourquoi pas en métro ? Je ne doute pas que la station des Halles représente un point d'arrivée fort commode, mais qu'en est-il du départ ? J'habite à Clichy, à la limite de Saint-Ouen, à un km peut-être du périphérique, mais du mauvais côté. Pour rejoindre la station mairie de Clichy, sur la branche maudite de l'infernale ligne 13, il me faut 10 minutes à pied. Si je manque de chance, et que la fréquence est faible comme c'est le cas un dimanche, j'attendrai une rame 10 minutes. Entre le moment où je sors de chez moi et celui où le métro démarre, il peut donc s'écouler 20 minutes ; pendant ce temps-là, à moto, j'ai parcouru la moitié de mon trajet, voire plus.
C'est que j'habite dans l'une de ces zones rouges dont l'APUR, qui insiste sur "le terrible déséquilibre qui existe entre Paris et le reste du centre de l'agglomération" en matière d'accès aux transports en commun, montre dans ce document maintenant un peu ancien combien elles influent, de manière très inégale, sur l'accès aux transports en commun lourds - tramway, métro, RER, train - et donc sur les temps de parcours, bien illustrés par cette remarquable carte isochrone. Dans mon cas particulier, il est possible que l'arrivée prochaine de la prolongation de la ligne 14, promise depuis trois ans, résolve le problème. Mais pour les millions d'autres ?
Par ailleurs, le bouclage des quatre arrondissements centraux n'a rien à voir avec les zones piétonnes style Mouffetard ou Montorgueil, ou même le vieux Marais. Au pif, la surface de la zone du Marais ne dépasse pas le dixième de la surface totale des arrondissements en question. Ceux qui ne sont pas intéressés par une déambulation dominicale dans les petites rues du Marais ne seront pas gênés par ces restrictions d'accès, il leur suffira juste de se garer un peu plus loin. Mais quand on doit aller au cœur d'un quartier interdit qui doit bien faire quatre kilomètres de côté, l'échelle change.
Le discours officiel veut que l'offre de transports publics en Île-de-France soit abondante, et qu'il suffise de pratiquer un peu de vélo pour la compléter. Pour des millions de résidants, et pas seulement des banlieusards, chacun avec des propriétés et des contraintes spécifiques, la réalité est tout autre, et les transports en commun ne sont pas une manière viable de se déplacer. Interdire le recours à toute espèce de véhicule individuel à l'exception du vélo revient à les condamner à rester chez eux,