Remember Fessenheim. Transmis par téléphone, l’avertissement déconcertait les protagonistes de The Enforcer, le troisième épisode des aventures de l'inspecteur Dirty Harry Callahan. L'intrigue voulait que ce message soit l’œuvre d'un groupe terroriste extorquant une rançon à la ville de San Francisco, sous la menace d'attentats à la bombe. Il faisait référence à l'un de ses forfaits supposés, une attaque visant la centrale alsacienne. Le film datant de 1976, précédant donc d'un an la mise en service de la première centrale nucléaire française construite avec une technologie américaine, il pose une énigme difficile à résoudre, celle de savoir par quel mystérieux chemin et, plus précisément sans doute, par quelles obscures liaisons militantes cet événement lointain a bien pu tracer sa route jusqu'à rejoindre l'esprit d'un scénariste d'Hollywood. Il montre en tout cas que, avant même son ouverture, la notoriété internationale de Fessenheim était acquise.

Désormais, Fessenheim a atteint son stade terminal, sans que le gouvernement responsable de cet arrêt puisse présenter d'autre argument que le "parce que c'est comme ça". Les pitoyables justifications officielles se trouvent fort bien analysées dans ce fil, tandis que les conséquences pour les employés et la population alentours apparaissent dans cet article remis à jour de Teva Meyer où celui-ci montre le rôle central des implantations nucléaires pour les communes rurales qui les accueillent mais aussi, en creux, combien leur fermeture, malgré les promesses et les discours, les laissera démunies. Aussi va-t-on plutôt s'intéresser à la question en endossant le costume du naïf, et en essayant de comprendre comment certains arguments peuvent porter auprès du grand public. Commençons donc par le premier d'entre eux : la vétusté.

À la fin de l'année 1906, à bord d'un aéroplane de sa conception, Alberto Santos-Dumont réussit à voler sur une distance de 220 mètres. Trente ans plus tard, le premier Douglas DC-3 est livré à American Airlines. Aujourd'hui, presque 85 ans après, des dizaines de ces appareils, souvent équipés de leurs moteurs d'origine, sont toujours en service commercial. En 1909, Louis Blériot traversa la Manche aux commandes de son Blériot XI ; trois ans après son vol historique, la machine d'Alberto Santos-Dumont n'était plus qu'une pièce de musée.
Le développement d'une technologie nouvelle n'a rien de linéaire, ni de continu. Une fois passée l'étape du laboratoire, des prototypes, des premières applications, l'évolution peut être rapide, voire explosive, avant que la situation ne se stabilise autour d'une solution qui s'impose pour des décennies. Il en va de même avec la fission nucléaire, découverte puis expérimentée dans les années 1930 et 1940, appliquée dans le domaine civil en 1950 et 1960 avec des technologies variées que l'on regroupera sous le vocable de réacteurs de première génération avant que, dans les années 1970, l'implantation ne se généralise autour de trois ou quatre modèles. En France, on aura donc la seconde génération de réacteurs à eau sous pression, avec Fessenheim comme tête de série. Depuis, en gros, on en est là : l'EPR de troisième génération n'a rien de révolutionnaire, et, pour l'heure, la quatrième génération se décline pour l'essentiel sous la forme de multiples travaux de recherche.

La fermeture de la centrale ne se justifie donc ni par la nécessité technologique née d'une innovation révolutionnaire, ni par un impératif technique. Comme toutes les installations de ce type, elle peut fonctionner aussi longtemps que l'autorité de sûreté lui en donne le droit. Le temps long de l'industrie fait que, souvent, on cesse d'utiliser une machine seulement lorsqu'on ne trouve plus de pièces détachées pour assurer sa maintenance. Dans une centrale nucléaire, on fabrique ces pièces à la demande. Quant au moteur, les assemblages de combustible qui forment le cœur, on le change tous les dix-huit mois. En Russie, le troisième RBMK de Smolensk vient d'être prolongé pour quinze ans. Cette fermeture revêt, par contre, une forte importance symbolique, puisque, en agissant ainsi, le politique accrédite l'activisme antinucléaire, et déclasse d'un coup tout le parc actuel : le combustible du réacteur arrêté n'a pas encore eu le temps de refroidir que, déjà, les fossoyeurs s'attaquent à leur prochaine cible.

En 1984, avec Dancing with tears in my eyes, qui met en scène des bureaucrates en blouse blanche veillant négligemment sur un réacteur nucléaire dont l'accident va tout dévaster, Ultravox connaît un succès modeste en Grande-Bretagne. Après Three Mile Island et The China Syndrome, et avant Tchernobyl, le clip illustre la vision que le public d'une époque encore marquée par la guerre froide peut avoir d'une technologie où le terme de nucléaire n'évoque rien d'autre qu'une bombe, et où l'on peut facilement voir en chaque réacteur une menace d'anéantissement proche, dans le temps comme dans l'espace. Née dans la mouvance pacifiste antinucléaire, Greenpeace saura étendre son influence et se reconvertir avec succès, après la fin de la guerre froide, le désarmement, l'arrêt des essais atomiques dans le monde occidental, en une opposition efficace au nucléaire civil qui saura jouer de l'ignorance du public, et capitaliser sur les vagues notions tirées d'un passé meurtrier, et sur le flou délibéré de la distinction entre civil et militaire.
Tel est, au fond, le rôle des activistes, et des relais politiques qu'ils peuvent trouver dans les partis écologistes. Électoralement minoritaires, ceux-ci ne disposent que du pouvoir que les majorités leurs accordent, en monnayant âprement leur soutien. Le succès critique de leur idéologie anti-moderne se paye aujourd'hui dans bien des secteurs vitaux de l'activité du pays et, donc, à Fessenheim. Deux doctrines s'opposent aujourd'hui en Europe à propos de l'électronucléaire : la Grande-Bretagne, la Suède, la Finlande, la République Tchèque et la Slovaquie, la Roumanie et demain la Pologne ont décidé de continuer. L'Allemagne, la Belgique, la France arrêtent leurs réacteurs. Pour le pays stigmatisé comme le plus nucléarisé au monde, le prix de cette foucade sera sans guère de doute exorbitant. On aurait pu imaginer meilleur avenir que d'aller quémander un prêt auprès du FMI pour construire des surgénérateurs russes et des réacteurs au thorium chinois. Mais après tout, l'un dans l'autre, d'une manière générale, on n'a que ce qu'on mérite.