radarisme
Au commencement était le Traffipax. Apparu en France dès la fin des années 1950, ce dispositif que l'on jugerait de nos jours bien rudimentaire avait pourtant exactement la même fonction que les multiples générations de cinémomètres qui l'ont supplanté. Il visait en effet à constater de manière irréfutable une infraction routière, en matière de vitesse par exemple, en associant deux preuves de l'infraction en question : une mesure, et une image, sinon du contrevenant lui-même, du moins du véhicule qu'il conduisait. Les perfectionnements successifs du concept comme des outils ont abouti à cette espèce d'arme absolue, le contrôle-sanction automatisé, qui s'appuie désormais sur un large éventail de radars-enregistreurs. Ceux-ci assurent dissuasion, sanction, publicité, et justification d'une politique de sécurité routière réduite à une unique composante, la vitesse excessive. Et plus rien n'échappe à ce système automatique qui punit à distance et à l'économie, puisqu'il évite de déployer des forces de police sur le terrain.
Ce processus aujourd'hui entré dans les mœurs vaut comme un modèle, et on comprend qu'il soit tentant de le dupliquer, quand bien même cela impliquerait de l'étendre à une grandeur physique autrement plus complexe à mesurer que la vitesse : le son. C'est à cette tâche que s'est récemment attelé l'un de ces organismes hybrides qui encombrent les marges de l’État, Bruitparif, association en charge de missions d'intérêt général. Née observatoire du bruit à Paris, elle s'occupait déjà de promouvoir un sonomètre complexe de sa conception, la Méduse ; et elle vient de passer à l'étape suivante et d'installer, à la destination expresse des suspects habituels, un dispositif qu'elle qualifie sans complexe de radar sonore et qui, muni de têtes supplémentaires lui permettant d'accomplir sa fonction répressive, se trouve fort logiquement baptisé Hydre. Mais cette innovation ouvre quantité de questions, la moindre n'étant pas que son concepteur, qui a tout intérêt au succès de sa machine, soit également chargé de mesurer l'efficacité de celle-ci.
Or, Bruitparif est une entité connue des politistes et
sociologues grâce aux travaux de Philippe Zittoun. Ceux-ci
décrivent la genèse de ce problème de santé publique
d'apparition tardive, le bruit urbain, et analysent en détail la
façon dont celui-ci s'est imposé au moyen d'un outil largement diffusé et qui fonctionne "comme une ressource et comme une preuve", la carte parisienne du
bruit. Couvrant désormais une bonne partie de l'Île-de-France,
celle-ci conserve sa propriété originelle de s'intéresser
exclusivement au bruit routier, avec, par exemple, comme
conséquence inattendue de transformer les pistes de l'aéroport
d'Orly en une verte oasis de tranquillité.
Un tel tropisme menait inévitablement de la constatation à la
répression, pour peu qu'une condition soit remplie :
quantifier les dommages causés à la santé par l'exposition au
bruit, et de préférence à l'aide d'un chiffre qui fait peur.
Naturellement, aucun acteur n'est plus légitimement qualifié pour
ce faire que l'OMS.
Aussi la, disons, pittoresque lettre d'informations de Bruitparif
triompha-t-elle début 2019 en exposant les dernières
recommandations de l'organisation internationale, illustrées de
courbes détaillant les relations entre niveau de bruit et
pathologies diverses. Certes, les cartes publiées dans ce bulletin montrent bien que les victimes se
trouvent essentiellement là où on les attend, c'est à dire dans
les zones de survols aéroportuaires, mais qu'importe : c'est
la route, vous dit-on et, d'abord et avant tout, les motos.
Le monde se porterait bien mieux s'il était enfin débarrassé des
petits voyous adeptes de l'échappement racing.
Très nuisibles, il sont également très peu nombreux, ce qui rend
les rares opérations de contrôle policières peu
efficaces et bien peu rentables. Aussi est-il tentant de croire en
l'automatique.
Peut-être nourrie, auprès du grand public comme des politiques, de
cet imaginaire hollywoodien naïf où le héros perçoit distinctement
les paroles du terroriste au milieu d'un brouhaha infernal grâce à
un micro-canon alors que, dans les faits, ces outils sont à peine
plus directifs et bien plus encombrants que le traditionnel
MKH416, la croyance en l'efficacité des capteurs de Bruitparif
risque de percuter le mur de la physique. La faute à ces saletés
d'ondes sonores avec leur pernicieuse tendance à se propager dans
tous les sens, à le faire même après avoir rebondi sur un obstacle
et, en plus, à se comporter différemment en fonction des
fréquences. Il devient alors très difficile de situer exactement
l'origine d'un bruit, et de mesurer précisément son amplitude. Ce
pourquoi les normes d'homologation des motocycles nécessitent
l'application d'un protocole
strict et impossible à reproduire dans la vie courante. Les forces
de police ont alors recours à une autre méthode, laquelle
implique, entre autres contraintes, de disposer le sonomètre à cinquante centimètres du pot
d'échappement. Et l'absence de respect d'une de ces exigences
invalide la mesure.
On le voit, on se situe vraiment très loin des pratiques de Bruitparif qui préfère disposer ses capteurs plusieurs mètres au dessus de la source de bruit. Et prétendre reconstituer à l'aide d'algorithmes, comme le fait déjà l'association pour dresser sa carte du bruit urbain, le niveau sonore en sortie de pot satisfera peut-être le statisticien pas trop regardant sur les intervalles de confiance, mais pas le pénaliste qui exigera une mesure fiable pour un véhicule précisément identifié. Attraper de temps à autre un bandit solitaire perturbant le sommeil de l'honnête citoyen ne justifiera pas le coût du déploiement d'un tel dispositif. Compte tenu de tous ces obstacles, on comprend que, confronté à l'indépassable réalité physique, le mimétisme trouve ses limites. Méduse ou hydre, ces bidules ont toutes les chances de rester avant tout des chimères.