Si la matière n'en était pas un peu austère, un feuilletoniste trouverait son bonheur dans une saga interminable mais constamment remise au goût du jour, la manière inimitable dont les pouvoirs publics adaptent le droit européen aux spécificités locales. La saison en cours a débuté voilà près de dix ans, avec la directive 2014/45/UE relative au contrôle technique des véhicules, laquelle a comme particularité d'étendre cette obligation superflue à une nouvelle classe de machines pour laquelle elle est encore moins justifiable, les motocyclettes. Conscient de se risquer sur un terrain dangereux, le législateur européen associa cette contrainte à une exception, les états membres pouvant, à certaines conditions, déroger à la règle. Après s'être un peu fait tirer l'oreille, l’État choisi l'option en question ; encore lui restait-il à mettre en place les mesures compensatoires exigées par la directive, ce qu'il tarda à faire.
Il ouvrit ainsi la voie à des activistes prohibitionnistes, qui portèrent l'affaire devant le Conseil d’État. En référé, celui-ci vient d'ordonner l'entrée en vigueur de la directive, en l'état, et ce dès le 1er octobre prochain. Instantanément, certains organes de presse fournirent une description détaillée des nouvelles obligations à satisfaire. Évidemment, si celle-ci n'était pas complètement fausse, le scénario serait beaucoup moins drôle.

Le premier élément, d'importance, a trait au périmètre de la directive : loin de s'appliquer aux deux-roues motorisés en général, elle ne concerne que les motocyclettes lourdes, définies par leur cylindrée supérieure à 125 cm³. Ni les cyclomoteurs, généralement de vieux deux-temps bruyants, polluants et fort mal entretenus, ni les motocyclettes légères, typiquement ces scooters 125 cm³ conduits par d'anciens automobilistes, ne sont concernés ; très grossièrement, ces deux catégories représentent les deux tiers, voire les trois quarts, du parc de deux-roues motorisés circulant en ville. Autant dire que pour le citadin ordinaire, un tel contrôle technique ne changera rien. Notons que cette subtilité semble avoir échappé aux avocats des requérants, voire au juge du Conseil d’État, lesquels mentionnent en permanence et indistinctement les "deux et trois-roues motorisés". Il n'empêche : cette décision mérite d'être commentée, une tâche d’autant plus acrobatique qu'on n'a pas accès à l'essentiel, les justifications détaillées des plaignants.

Point regrettable, puisque le juge des référés motive sa décision par une paresseuse lecture de leurs seuls arguments ; or, il se trouve qu'aucun d'entre eux ne tient. Pour commencer, on voit réémerger un serpent de mer vieux de dizaines d'années, selon lequel le risque d'accident mortel serait plus élevé pour les motards français par rapport à leurs collègues allemands, éternelle lubie de la sécurité routière appuyée sur des données parfaitement fictives. Vouloir, ensuite, expliquer cet écart imaginaire par la seule et unique présence, côté allemand, d'un contrôle technique, relève du sophisme le plus grossier.
Arrivent ensuite les suspect habituels, la pollution et le bruit. Les motocyclettes lourdes étant toutes propulsées par des moteurs à essence et ne comptant que pour une faible part dans le trafic routier, un esprit rationnel conclura, en accord avec les analyses publiées voilà quelque temps par l'ADEME, que leur impact sur la qualité de l'air reste négligeable. Le problème se limite en fait à la conformité du véhicule, et plus précisément de ses échappements. Nul ne le conteste, un petit nombre de motards roulent sur des engins non homologués, remplaçant par exemple les équipements d'origine par des pots dont l'usage est réservé à la compétition. Or, ils savent parfaitement ce qu'ils font, et n'ont besoin que d'un quart d'heure pour remettre leur machine en configuration standard avant de la présenter au contrôle technique. Lutter contre leurs nuisances ne peut se faire qu'au moyen de contrôles routiers aléatoires, contrôles auxquels l’État procède rarement tant leurs résultats sont maigres.

De l'autre côté, on aurait aimé lire quelques lignes de la main des pouvoirs publics, en défense de leur position. Leur silence contraint à faire ce travail à leur place : n'étant pas payé pour ça, on se contentera d'un seul point. Comme le précise l'ordonnance du Conseil d’État, on peut tirer argument de l'évolution de l'accidentalité sur les cinq dernières années, ce qui conduit à comparer 2017 à 2021. En 2017, la Sécurité routière, qui ne distingue pas les motocyclettes légères des lourdes, a recensé 669 tués à moto ; en 2021, on était tombé à 578. Avec les dernières données provisoires, en avril 2022, le bilan s'établissait à 568 tués. Par rapport au pic historique atteint en 2001 avec, selon les normes de l'époque, 1011 tués, le nombre de décès a été à peu près divisé par deux. Inversement, en 2017, on a relevé 173 cyclistes victimes d'accidents mortels de la route, 226 en 2021, et même 240 selon les chiffres d'avril 2022. Pour reprendre le texte de la directive, si une catégorie de véhicules souffre d'une hausse de son accidentalité qui justifie une extension urgente du contrôle technique, il ne s'agit pas des motos, mais bien des vélos.

Au fond, l'histoire se résume à un coup de billard vicieux d'associations prohibitionnistes, prêtes à taper n'importe quelle bande, à saisir n'importe quelle occasion, à employer les arguments les plus mensongers et les plus hypocrites pour faire avancer leur sordide cause, la lutte contre ces usagers de deux-roues motorisés qui viennent perturber leur entre-soi. La façon dont le juge administratif suprême, sur le mode irresponsable du "débrouiller-vous je veux pas le savoir", ordonne la mise en place d'un contrôle technique au 1er octobre prochain, donc selon des modalités objectivement intenables, a de quoi inquiéter, comme on peut s'étonner de la légitimité à agir de requérants concernés ni de près ni de loin par l'objet de leur recours. Même s'il ne s'agit que d'un référé, la légèreté avec laquelle le juge a traité l'affaire, le fait qu'il valide sans la moindre objection un argumentaire dont on a démontré l'inanité, son dédain absolu des conséquences pratiques de sa décision laisse une bien désagréable impression. On avait bien compris, après quelques décennies de pratique, que les motards formaient un groupe social dont les membres, empiriquement, ne jouissaient pas d'une égalité de droits avec les autres citoyens. On ne peut qu'être légitimement inquiet de voir que la dernière confirmation de cette impression vienne de la juridiction administrative suprême, le Conseil d’État.