grand spectacle à Carole
Bien plus qu'anthropologue, il faudrait vraiment être papou pour saisir toute l'étrangeté de ces instants mystérieux durant lesquels une politique publique se met en scène, dans un moment de pure théâtralité et à l'initiative des fonctionnaires chargés de son application. Peut-être aussi, tant ce à quoi l'on assiste paraît stratifié en couches qui se superposent sans jamais se toucher, est-il en plus nécessaire d'être archéologue. Car la banalité du spectacle, la façon dont il se limite à exploiter un domaine tant de fois visité, celui des actions édifiantes pour enfants des écoles, dans la pure tradition missionnaire des hussards noirs de la III ème, ne l'empêche pas, en partie pour cette raison même, de poser un défi à la rationalité, puisqu'analyser ce qu'il prétend être, le prendre au mot en quelque sorte, conduit dans une impasse.
L'action se déroule donc à Carole, centre du monde motard d'Île-de-France, circuit social gracieusement
prêté pour l'occasion par le Conseil général de Seine-Saint Denis et qui accueillera bientôt une manifestation autrement plus importante. Une fois par an, la Préfecture de police de Paris, en charge donc du respect de l'ordre sur le territoire de l'ancien département de la Seine, organise en ces lieux où elle est très modérément populaire une de ces journées dites de sensibilisation, à la sécurité routière des deux-roues motorisés en l'occurrence, destinée à un public de collégiens et lycéens des environs, venus en autocar avec leurs enseignants participer à une excursion scolaire qui les emmène assez loin des habituels musées nationaux. Nécessairement, la journée, pour l'essentiel, leur est consacrée, et porte donc avant tout sur le bon usage des seuls véhicules que les mineurs ont le droit de conduire, vélos un peu, cyclomoteurs surtout. Ils trouveront sur place, sinon de quoi s'amuser, du moins, faisant le plein de bons conseils vite oubliés et de brochures pédagogiques, de quoi repartir avec une idée assez exacte de ce que l'on attend d'eux. Mais le spectacle lui-même commence à 14 heures, avec l'arrivée des officiels, George Sarre qui représente la mairie de Paris, Michel Merli pour le gouvernement. Le dispositif qui se met alors en place, sur la courte ligne droite de l'arrivée, sépare les spectateurs, rassemblés au niveau des stands, des personnalités, installées sur l'herbe en regard du virage de l'Hôtel, et aux premières loges. Les cascades qui constituent, en quelques sorte, le produit d'appel de la journée, se déroulent en effet à quelques mètres d'eux, et l'on s'inquiète un peu des conséquences qu'aurait eu la glissade de la Bandit que son pilote couche à 50 km/h si la machine n'était pas exactement restée dans l'axe de la piste. Évidemment, la moto, c'est pour les adultes : pour les adolescents, on procède donc à un "crash test" durant lequel un automobiliste, franchissant un panneau stop, va percuter un scooter conduit par un mannequin, simulation à laquelle ne manque ni l'élève méritant chargé de jouer l'appel aux secours, ni les interventions successives des pompiers, de la police et du SAMU. Tout
cela semble, en somme, effroyablement banal.
Pourtant, bien des questions demeurent. Pourquoi, par exemple, avoir requis la participation d'idoles des jeunes d'un autre temps, quinquagénaires sans lien connu avec la moto, seconds couteaux dont la présence s'explique sans doute par la modestie de leurs prétentions financières, compatibles avec le budget disponible ? À quelle logique répond le recours à une équipe de cascadeurs dont le fonds de commerce réside exclusivement en la promotion de ces comportements interdits, et que l'on absoudra en répétant qu'il convient surtout de ne pas les imiter ? Quelle conclusion tirer de la mise en scène d'un accident qui, dans le monde réel, aurait bien des chances d'être mortel, et où la victime en cyclomoteur ne commet d'autre faute que d'être dans son bon droit, sinon d'interdire l'emploi de cet engin ? Dans des circonstances identiques, un piéton ou un cycliste s'en seraient donc mieux sortis ?
On comprend alors que ce type de manifestation n'a d'autre but que de démontrer une prétention à agir, et d'autre raison d'être que de participer à la promotion de ceux qui l'organisent. Ceux-ci, en faisant appel à ces têtes connues sensées convaincre les media de se déplacer, en produisant pour les mêmes media un spectacle, et un spectacle de bonne cause et de bons sentiments, sans le moindre succès d'ailleurs puisque, en plus de celle de la station régionale de France 3, les équipes présentes appartenaient à la police et aux pompiers, construisent à la fois leur propre gratification, et assurent, face à leurs concurrents au sein de l'appareil d'État, une publicité de leur travail qui ne peut que renforcer leur capital social. Mais, en parallèle, et de façon totalement distincte, se déroule une toute autre histoire.
Avec les policiers motocyclistes du CMPN, avec les moniteurs de l'AFDM, quelques dizaines de motardes et motards, et quelques utilisateurs de scooters, ont en effet pu s'inscrire à une courte mais utile session de formation gratuite. Il ne s'y passe rien de spectaculaire : quelques tours d'un circuit ouvert par un motard de la police, quelques exercices de freinage et d'évitement, quelques conseils, et des discussions aussi informelles que confraternelles avec ces policiers faisant, pour le bien commun du monde motard et leur propre satisfaction, œuvre utile, loin des consignes répressives d'une hiérarchie qui se donne en spectacle quelques mètres plus loin. Entre le pratique et le symbolique, l'adulte et l'enfantin, l'utilité publique et la stratégie privée, l'action et le discours, la complicité et la prohibition, le contraste ne pourrait être plus violent, et le fait que ces acteurs aux comportements tellement opposés relèvent de la même administration ne fait que le renforcer. Nul doute que, avec le budget dépensé en spectacle, des dizaines d'actions de formation du même genre pourraient être organisées. Si celles-ci se déroulent donc en arrière-plan, à l'intérieur de la représentation des autorités, c'est sans doute parce que l'un ne peut aller sans l'autre et que, pour arracher à ses responsables le droit à ces quelques heures de travail utile et autonome, il faut que ceux-ci y trouvent une compensation qui les satisfasse et qui soit à la hauteur de leur vanité.