De prime abord, l'exercice consistant à analyser en détail quelques lignes détournées du flux de réactions instantanées, superficielles et sans conséquence qui forment l'ordinaire du travail journalistique en ligne, qu'il s'exprime sur le site web d'une publication ou dans le blog d'un journaliste, ne risque pas de conduire à des découvertes fondamentales. Car le monde social est ainsi mal fait qu'il ne suffit pas d'extraire un bout de son ADN pour obtenir une réplique exacte de sa structure entière. Certaines séquences, pourtant, contiennent suffisamment d'informations, et d'informations dont on peut enrichir le contenu en les rattachant à des données externes, pour justifier d'y consacrer un instant. Et puis, après tout, sur le web, rien n'interdit d'être aussi inconséquent et superficiel que ce que l'on se propose d'étudier.
Il s'agit donc d'un étrange billet paru voilà peu sur le site de Moto Magazine, mensuel issu du mouvement des motards grognons. Il surprend tout d'abord en reprenant un article d'un journaliste du Monde, alors que celui-ci n'est pas vraiment réputé pour son amour de la moto. Sur son blog, le rédacteur de l'article en question, suivant en cela une pratique habituelle des quotidiens de référence, instruit le procès d'un organisme public, l'INSEE en l'occurrence, et le déclare coupable. C'est que l'institut, qui vient de publier une brève analyse consacrée aux déplacements quotidiens des citoyens en s'appuyant sur les données du recensement, commet un crime impardonnable. Il regroupe en effet les deux-roues en une catégorie uniforme, ce pourquoi, au Monde, on lui reproche de confondre cyclistes et motocyclistes, tandis qu'à Moto Magazine, on l'accuse du travers inverse. À l'opposé de son glorieux confrère, le journaliste de Moto Magazine a fait le choix d'un court billet, qui présente l'avantage de contenir bien moins d'inexactitudes qu'un long article. Le fait d'appartenir à la rédaction d'une publication que les bourdieusiens qualifieraient de dominée conduit de plus le chroniqueur moto à une certaine retenue, mais le condamne en contrepartie à prendre pour argent comptant les propos de comptoir d'un journaliste amateur de gros clichés qui tachent.

L'INSEE vient donc de mettre en ligne un travail d'une portée modeste, qui exploite les données issues de la procédure du recensement de la population, ou plutôt de ce qui en reste. Car, comme l'institut l'explique ici, il en a fini avec les grandes enquêtes coûteuses et détaillées où ses petites mains au statut précaire allaient sous les ponts interroger les SDF. Désormais, comme un banal organisme de crédit, comme une quelconque entreprise de sondages, il se contente d'un questionnaire individuel de deux pages et trente rubriques, à remplir soi-même, qu'il complète d'une feuille de même longueur, réservée à la description des caractéristiques du logement. Et parmi les classiques données sociométriques, âge, statut matrimonial, éducation, carrière, une rubrique, et une seule, détaille en cinq items les modes de transport des individus.
Quel mal y-a-t-il, compte tenu des contraintes, l'espace disponible, les arbitrages inévitables, le respect de la cohérence des séries statistiques, à confondre les deux-roues, motorisés ou non, en une catégorie unique ? Les observateurs auront remarqué que l'institut ne distingue pas non plus les voitures des véhicules utilitaires et des camions. Aurait-on préféré que l'INSEE se contente de trois modes de déplacement, transport individuel, collectif, et marche à pied ? Si sommaire soit-elle, la note qui exploite ces données se révèle fort utile, puisqu'elle montre à quel point, en France, on se déplace très majoritairement en voiture, à quel point la situation de l'Île de France reste très particulière, et combien, en dix ans, le lieu de travail s'est éloigné du lieu d'habitation, rendant donc l'usage d'un moyen de transport individuel motorisé encore plus nécessaire pour une grande majorité de citoyens. On comprend que ce genre d'enseignement ne plaise pas à tout le monde, et qu'il soit indispensable de faire taire cet institut de statisticiens bornés qui s'obstinent à analyser la réalité au lieu de fournir servilement les chiffres que l'on attend d'eux.

Cela ne prêterait guère à conséquence si François Clanché, administrateur de l'INSEE, chargé de défendre l'honneur scientifique de l'institut ne faisait preuve, en répondant au rédacteur de Monde, d'une inquiétante lâcheté. Sommé de justifier la négligence de l'INSEE, le chef du département démographie plaide immédiatement coupable, et promet d'essayer de faire mieux la prochaine fois. Sa capitulation le prive d'une occasion de renvoyer le journaliste à son incompétence, et de lui proposer une petite formation aux outils statistiques, à la façon dont ils sont élaborés et aux limites des enseignements qu'on peut en tirer, formation qui, à lui comme à nombre de ses collègues, ferait le plus grand bien. Elle lui fait aussi manquer à son devoir d'information, puisqu'il ne l'oriente pas vers les enquêtes nationales transports et déplacements, vers les travaux du SETRA et autre CERTU lesquels à la fois répondraient à ses questions et à ses critiques, et lui fourniraient peut-être matière à méditer sur la vanité de ceux dont les certitudes ne se nourrissent que d'ignorance.
Plus fondamentalement, il perd l'occasion de rappeler que la critique d'une méthodologie scientifique n'appartient qu'aux scientifiques qui disposent des compétences nécessaires pour évaluer la méthodologie en question. Un journaliste généraliste, de nos jours, n'est rien de plus que le porte-parole du sens commun, adepte de ce petit jeu narcissique par lequel on remet en cause, sans disposer du moindre argument valide, tout ce que produit l'État du seul fait que l'État le produit, un petit jeu qui prospère d'autant plus facilement que l'État ne se préoccupe guère de sa défense, perdant ainsi la bataille pour la légitimité dont n'importe quel sociologue lui montrerait à quel point elle est cruciale. Et ceci n'est pas sans conséquence car, si les sociétés développées sont considérées, pas forcément à raison, comme assez robustes, elles ont aussi recours à des dispositifs qui imposent l'unanimité, tels le recensement ou la vaccination, et qui s'effondreront dès que le nombre des réfractaires dépassera quelques points de pourcentage.