Dans leur immense variété les politiques publiques partagent toujours, en dehors de la caractéristique triviale qui tient au statut hors du commun de leur initiateur, deux propriétés : elles visent, par la redistribution, l'incitation, ou la contrainte, à obtenir des effets et, parce qu'elles vont modifier l'ordre social des choses, parce qu'elles vont, donc, produire des gagnants et des perdants, elles se doivent, dans les pays démocratiques, d'être justifiées voire, de plus en plus souvent, négociées. Cela, du moins, tant qu'elles n'ont pas comme objectif la protection du bien le plus précieux de tous et de chacun, la santé, en particulier lorsque celle-ci dépend de la qualité d'un élément dont il serait très difficile de se passer, l'air. Depuis la loi du 30 décembre 1996 avec son objectif aussi simple que radical, la protection de l'air fait partie du noyau dur des politiques écologistes : c'est que ce patrimoine commun et inaliénable, en plus de sa forte dimension symbolique, en plus de son universalité sans pareil, se prête fort bien à la mise en œuvre d'une des ces règlementations que la puissance publique affectionne, puisqu'elle lui permettra de désigner des victimes, et donc de pénaliser des coupables. Tel est bien la raison d'être de l'expérimentation qui sera lancée dès l'an prochain dans un certain nombre de zones urbaines, et qui imposera à tous les véhicules à moteur thermique des restrictions de circulation modulées en fonction de la qualité et de l'intensité de leurs émissions polluantes ou, en d'autres termes, de leur ancienneté, et qu'il faut bien se résoudre à analyser en détail tant ce qu'on en aperçoit dans les journaux montre à quel point leurs rédacteurs éprouvent désormais les plus grandes difficultés à simplement comprendre un dossier de presse.

À défaut de négociations, la création de ces Zones d'Action Prioritaire Pour l'Air s'appuie sur deux justifications dont la première, une mise en demeure de la Commission Européenne, relève de la plus commune banalité, alors que la seconde est spécifique, puisqu'elle met en avant le danger, pour la santé des urbains, des particules fines, ces résidus de combustion produits par le bois, le charbon, ou les moteurs diesel. Rien de tel alors que d'avancer un argument sanitaire, d'ordre définitif : ces particules, selon le Ministère, "seraient à l’origine de plus de 40 000 décès par an. Il s’agit de décès prématurés, c’est-à-dire de personnes qui décèdent environ 10 ans plus tôt (...)". Ces résidus responsables d'environ 5 % de la mortalité globale, laquelle, de plus, aurait lieu de façon prématurée c'est à dire, selon la définition que donne l'INSEE de ce terme qui correspond effectivement à une catégorie statistique, avant soixante-cinq ans, ça fait vraiment peur. D'un autre côté, ailleurs, là où charbon et lignite, très gros producteurs de particules, sont massivement employés, et de plus en plus, c'est bien pire : indubitablement, en France, le choix du tout-nucléaire a sauvé des centaines de milliers de vies. Pourtant, en lisant plus avant, on se rend compte que ces morts prématurées, comme toujours virtuelles puisqu'estimations issues d'un modèle, sont en fait des réductions d'espérance de vie qui atteignent, au pire, six mois : visiblement, au Ministère, quelqu'un a du mal avec la démographie.

Il n'en reste pas moins que la manifestation extrêmement tardive, sur le sol national, d'intérêt pour ce polluant particulier ne rend que plus urgente la définition d'un programme d'action. Nombreuses, en effet, sont aujourd'hui en Europe les low emission zones, qui fonctionnent suivant un principe commun : réglementer l'accès aux zones urbaines denses des véhicules émetteurs de particules, à commencer par les poids-lourds. Ainsi, à Londres, à Prague, aux Pays-Bas, en Scandinavie sont seuls concernés les véhicules de plus de 3,5 tonnes ; en Allemagne, les restrictions s'appliquent aussi aux véhicules légers mais, dans tout le pays, deux et trois roues motorisés profitent d'une exemption. L’Italie, à ce jour, fait figure d'exception puisque certaines catégories de deux-roues sont interdites de centre ville, comme par exemple, à Milan, les deux-temps. Particularité de ce moyen de transport par ailleurs bien plus commun à Naples qu'à Stockholm, la moto diesel, malgré des efforts aussi notables que pittoresques, on ne l'a toujours pas vraiment inventée. Seuls les vieux deux-temps, à l'image de la vénérable Vespa PX, le cheval de trait du coursier parisien, la monture des esthètes et dont la production, du fait même de son incapacité à suivre l'évolution des normes antipollution, a cessé depuis quelques années, émettent des particules ; malgré l'attrait symbolique de l'engin, la raison commande donc, progressivement, de s'en séparer.
Comment justifier, alors, que le projet d'arrêté du Ministère s'applique à tous les véhicules, y compris les motocycles et les véhicules particuliers, indépendamment du fait qu'ils émettent, ou pas, des particules ? Cette petite exception française ne doit son existence qu'à la prise en compte d'un second polluant, les oxydes d'azote, dont les émissions ne baissent pas, notamment parce qu'un tel objectif est difficile à atteindre sur les moteurs diesel, et alors même que, chaque année, les normes se font plus exigeantes : fatalement, ça finit par coincer. Aussi, le projet d'arrêté englobe large et frappe fort : établissant une classification en fonction des normes auxquelles satisfait le véhicule, il délivrera le précieux sésame vert, garant de pleine et entière liberté de circulation, aux seuls motocycles commercialisés après le 1er juillet 2004, alors même que la norme en cause, l'Euro 2, est obligatoire pour les nouveaux modèles depuis le 1er janvier 2003, et, pour les voitures particulières, à celles qui ont été immatriculées à partir du 1er janvier 2006. Comme souvent, la règlementation est bureaucratique, ses conséquences sociales : elle pénalisera les véhicules les plus anciens, donc les propriétaires les moins fortunés, alors même que motos de forte cylindrée et voitures à essence ont en commun, quel que soit leur âge, leurs faibles émissions d'oxydes d'azote, et leur absence totale de rejets de particules. En Île de France, Paris et Plaine Commune, la communauté de l'ouest de la Seine-Saint-Denis, sont candidates à la ZAPA ; mitoyennes, elle partagent le même espace géographique et climatique, mais se distinguent radicalement dans l'espace social. La façon dont elles mettront en œuvre ce qui pourrait devenir un puissant outil de gentrification, à n'en pas douter, fournira une expérience naturelle de premier ordre.

Pourquoi, alors, ne pas, comme ailleurs en Europe, se contenter de limiter la circulation des poids lourds, ce qui aurait suffit à satisfaire la Commission ? Pourquoi rajouter aux particules cet oxyde d'azote qui n'intervient vraisemblablement qu'à titre d'écran de fumées noires, destiné à masquer la complaisance des pouvoirs publics auxquels il a fallu une mise en demeure européenne pour enfin s'attaquer au diesel et à ses nuisances ? Les négociations, finalement, dans le secret des couloirs, ont peut-être eu lieu, avec les constructeurs automobiles, avec les élus municipaux qui ne souhaitent rien tant que limiter le développement des deux-roues motorisés dans les grandes agglomérations, lequel doit pourtant tout à la politique de transports qu'ils ont édifiée. Alors, au citoyen, il ne reste qu'à s'exprimer, et à manifester.