Il est parfois, pour le militant, des moments historiques. Lui qui, depuis des années, a été de presque tous les combats et de toutes les manifestations, lui qui, stoïquement, a enduré la pluie et la canicule, l'attente interminable et le contrôle d'identité aussi mesquin que tatillon, mais fort courtois, les bruits de toutes espèces mais d'intensité excessive et même, lorsque la fatalité l'a délibérément coincé sous un tunnel juste derrière un excité amateur de burns, les projections de gomme sur la visière de son casque, entrevoit la récompense de ces efforts lorsque le quotidien du soir de référence daigne enfin, si peu que ce soit, accorder quelques lignes à sa cause. Coincés entre avocats et pro-palestiniens, les motards en colère se voient même, symboliquement, dotés d'un statut similaire à celui dont jouissent ces groupes autrement plus respectables, et bien mieux insérés dans l'univers des journalistes. Évidemment, le grincheux soulignera le ton dédaigneux de l'article, son auteur vidant d'un coup, deux jours avant les élections, le stock de réclamations en souffrance, rappelant ainsi que, à l'image des nobles d'autrefois attendus par une horde de gueux tendant sébile au sortir de la messe, les journalistes aussi doivent faire avec leurs pauvres, et, parfois, selon l'humeur du moment, répondre à leurs sollicitations incessantes en leur octroyant, dans un inouï moment de générosité, quelques lignes pour exposer leur cas. Ce qui n'empêche pas la sélection. En effet, les pauvres vertueux, ceux qui disposent d'un crédit suffisant pour que les puissants qu'ils sollicitent, les candidats au premier tour de la présidentielle, leur répondent, se voient seuls accorder un droit de publication.
Étrangement, les motards sont de ceux-là. Unis dans un même combat la FFMC, qui défend depuis trente ans les droits des motards au quotidien, la FFM, fédération sportive du secteur, et le CODEVER, qui assume la lourde tâche de représenter les intérêts de ces randonneurs qui souhaitent continuer à exercer cette activité autrement qu'à pied, ont donc élaboré un texte commun, envoyé à chaque candidat, et où chaque composante du mouvement motard réunifié exposait les revendications qui lui sont propres. L'article du Monde, pourtant, ignore totalement cette particularité. Car son auteur, au lieu de s'informer à la source, s'est contenté de pêcher quelques formules dans un article de Moto-Net, peut-être tout simplement parce qu'il fréquente ce site. Bon exemple de journal en ligne spécialisé, et dont l'engagement pour la cause motarde ne fait pas de doute, Moto-Net a publié un dossier complet sur la question. Se contenter, comme le journaliste du Monde, du rapide résumé qui en est fait, revient à endosser ses raccourcis, ses approximations, et ses erreurs, celles par exemple qui font porter à Jean-Luc Mélanchon, avec ses réponses fournies et détaillées qui démontrent une connaissance inattendue du monde motard, un chapeau qui n'est pas vraiment le sien.

Pour le spécialiste, il est certes un peu facile de s'amuser de ces approximations. Tenter de retracer les conditions exactes de production d'un objet social, une politique publique par exemple, relève sans doute du métier du sociologue, ou de l'historien ; à l'évidence, ce n'est pas celui du journaliste, lequel cherchera plutôt, à l'inverse, à réduire une matière, complexe et spécifique, à ces quelques signes sans importance ni postérité qui remplieront simplement l'espace que son rédacteur en chef lui a accordé. La beauté du web et des hyperliens permet de plus aux obstinés de dérouler le fil, jusqu'à connaître toute l'histoire, du moins dans ce qu'elle a de public. Pourtant, sur bien des points, une question se pose, celle, précisément, des critères de sélection à partir desquels on accordera à telle cause quelques lignes, et des pages entière à telle autre, celle aussi, du traitement journalistique de la question. Empiler dans un même article des revendications sans commune mesure, essayer d'en caser le plus possible à l'intérieur de l'espace disponible, enrober le tout de l'aristocratique dédain que l'on doit aux quémandeurs revient à discréditer et les porteurs de cause, et la manière dont ils s'y prennent. Pourtant, même si sa méthode, inchangée depuis des décennies, commence à lasser, on n'a pas l'impression que le spécialiste de l'interpellation des politiques, que sa routine conduit même à exiger une réponse d'un tas de tôle, soit d'habitude maltraité de la même façon.
On peut, sans difficulté, admettre que des causes soient plus importantes que d'autres, que certaines aient des implications vastes et profondes là où d'autres ne s'adressent qu'à quelques uns. De la même manière, la disproportion entre la gamme infinie, en quantité comme en variété, des demandes et la place dont un journaliste dispose pour en rendre compte impose une sélection sévère. Sur quel critère la pratiquer ? En première analyse, on pourrait recourir à un principe démocratique un peu suranné, un individu, une voix, et compter les forces en présence. Pour la FFMC, c'est assez facile. Pour un parti politique qui ne fait pas preuve de la même transparence, et qui, comme la FFMC d'autrefois, souffre d'une fâcheuse tendance à compter au-delà de ses cotisants, c'est plus compliqué : mais, au hasard, les militants d'Europe Écologie/Les Verts, un parti qui dispose de très vastes possibilités d'expression dans le quotidien du soir, ne semblent guère plus nombreux que ceux de l'organisation motarde française, et le sont dix à quinze fois moins que ceux des grands partis politiques. Pour le journaliste du Monde, la démocratie n'est donc pas un critère valide pour sélectionner une cause. Il faut, alors, s'intéresser à d'autres raisons, sociologiques, la proximité sociale, le partage d'un même capital intellectuel, la sélection d'un autre type à laquelle on procède ainsi, celle d'un lectorat auquel on donnera ce qu'il attend de la manière dont il l'attend. En agissant ainsi, on cesse totalement de s'intéresser à la réalité, et on introduit des distorsions si fortes et si constantes qu'elles interdisent de la voir. Aussi les rappels, et les réveils, périodiques, sont-il brutaux, même si, pour l'heure, ils restent confinés aux périodes électorales, celles, justement, où l'on ne peut faire autrement que de compter des voix : et on pourra, au matin du 18 juin, mesurer la vertu du principe démocratique et la vigueur de l'interpellation en décomptant le nombre de députés respectivement acquis grâce aux 828 321 voix d'Éva Joly, et aux 6 421 802 voix de Marine Le Pen.