Même s'il faut, pour s'en rendre compte, être muni de bons yeux, on constate facilement que, aujourd'hui encore et sans doute pour très longtemps, l'essentiel de l'électricité produite par des sources d'énergie renouvelables, en France, dépend des centrales hydroélectriques. Et celle-ci provient très majoritairement de ces installations lourdes et encombrantes, les barrages et leurs lacs de retenue, qui possèdent la double propriété de modifier significativement le paysage, et d'inscrire ces modifications dans une histoire qui, en France, remonte au moyen-âge et, ailleurs, en Espagne en l'espèce, à la période romaine. La construction sur le sol national des premiers barrages hydroélectriques datant de plus d'un siècle, il paraît difficile d'accoler à ce mode de production le qualificatif de nouveau. Et pourtant, comme bien d'autres activités tout aussi traditionnelles, l'hydroélectricité, enrôlée aujourd'hui sous la bannière des énergies nouvelles, vient renforcer les troupes de l'économie verte. Il a fallu, pour cela, que des statisticiens appartenant aux organisations habituelles, Eurostat, OCDE, OIT, MEDDE procèdent à un certain nombre d'opérations de classement, de construction de catégories, d'invention lexicales, toutes activités encore plus passionnantes que l'agencement amoureux et fonctionnel des hôpitaux, lignes de tramway et autres usines d'incinération qui font les délices des amateurs de city builders. Et ces opérations sont résumées dans un rapport écrit à quatre mains par deux membres de l'INSEE, et deux agents du service de l'observation et de la statistique de feu le ministère de l’Équipement, rapport qui se fixe un noble objectif et une lourde tâche, définir et quantifier l'économie verte. Ainsi, il offre l'occasion d'assister au spectacle rare et fascinant d'une naissance, celui d'une réalité intégralement fabriquée par ces opérations statistiques mais qui, désormais, vivra, dans les controverses des politiques, dans les arguments des industriels, dans les dépêches d'agence, dans la loi, et dans les faits, une existence libre et indépendante qui ne pourra plus être remise en cause, et sur laquelle il sera très difficile d'intervenir.

Et pourtant, cette réalité procède de décisions toutes par définition contestables, et très souvent arbitraires. Le rapport, après un long rappel historique, décrit ainsi des façons de faire qui distinguent un cœur, et une périphérie. Au centre, selon la définition d'Eurostat qui qualifie ainsi les emplois verts, on trouve les éco-activités, éclatées en deux sous-catégories, l'une où les biens et services sont destinés à protéger l'environnement, l'autre où ils visent à la bonne gestion de ressources naturelles. Dans la première classe, on trouvera par exemple la lutte contre la pollution atmosphérique, la gestion des déchets et des eaux usées ou la protection de la nature. On ne peut s'empêcher de noter au passage qu'un tel raisonnement implique d'inclure dans ces activités nobles des installations qui déplaisent souverainement aux écologistes, comme l'usine de retraitement de La Hague ou les incinérateurs d'ordures, lesquels sont pourtant doublement valorisés à titre d'outils de gestion des déchets, et de générateurs de chaleur. La seconde catégorie comprend quand à elle les activités de gestion des ressources, eau, bois, énergie, minerais, qui visent à contrôler et diminuer les prélèvements. On observera, là, qu'il n'était nul besoin de l'intervention Eurostat pour ce faire. Ainsi, si l'âge modal des feuillus dans les forêts françaises varie de 100 à 140 ans c'est bien parce que, voilà plus d'un siècle, quelqu'un s'est occupé de cette ressource, et s'est préoccupé de constituer un capital pour les générations futures, sans réclamer à cette fin la moindre subvention.
La périphérie, quant à elle, relève d'une classification indigène, puisque l'économie verte regroupe, en plus de la précédente, toutes les activités décrétées vertes par le Grenelle de l'environnement. Elle couvre ainsi une large gamme de métiers traditionnels, qui vont des transports ferroviaires à la gestion des parcs et jardins, mais découpe aussi des pièces à l'intérieur d'activités plus vastes, détachant l'isolation thermique de la construction, la production d'ampoules basse consommation et de pots d'échappement de l'industrie. À grands coups de NAT et de ROME, l'Observatoire des emplois de l'économie verte fabrique sa petite cuisine, distinguant, avec une subtilité de jésuite, les emplois carrément verts des juste verdissants, opposant le paradis au purgatoire en somme, et parant des activités telles que le contrôle technique automobile de vertus auxquelles le législateur n'a jamais songé. Ces manœuvres complexes permettent de doubler le nombre des emplois verts, même si, par un méchant coup du sort, le total échoue à franchir la barre du million, le compte officiel pour 2009 s'élevant à 959 500. Mais elles construisent aussi une définition purement française, différente de celle d'Eurostat, compliquant ainsi à loisir les comparaisons intra-européennes.

Le grand cirque international des statistiques présentait déjà un copieux programme de numéros de haute voltige, comme celui qu'a conçu en Grande Bretagne le Department for Transport, en charge de la sécurité routière. Désespéré, sans doute, par la baisse inexorable des chiffres de l'accidentalité, qui risquait, à court terme, de remettre en cause l'utilité même d'une politique de sécurité routière, celui-ci a réagi en imaginant pour définir les victimes une nouvelle catégorie statistique nettement plus peuplée, les qualifiant de KSI, killed or seriously injured. En regroupant dans une même classe des gens bel et bien morts, et d'autres pas morts du tout, le DfT ne se contente pas d'inventer une catégorie parfaitement fictive et sans équivalent à l'étranger, mais apte à satisfaire ses intérêts : il fait exécuter à la discipline de l'acrobatie statistique un véritable saut quantique. Les emplois verts et autres éco-activités relèvent plutôt, eux, de la prestidigitation, et de l'escamotage. Un coup de baguette magique, et le vilain crapaud Générale des eaux avec ses sombres dessous se mue en une adorable princesse Veolia, tout entière tournée vers la pureté. Un tour de passe-passe, et la rainette arboricole grossit jusqu'à l'éclatement. L'illusion durera, sans doute, et on peut compter sur la presse unanime pour applaudir, sans interrogations ni réticences, le numéro. Pourtant, à scruter ces bilans, on se rend vite compte que la quasi-totalité des emplois ainsi repeints en vert partagent la double caractéristique d'exister depuis bien longtemps, et de relever du traditionnel secteur marchand. La nouveauté, ce sera par exemple ces 14 000 emplois du secteur photovoltaïque, responsables de la croissance de l'ensemble et entièrement dépendants de financements publics. On sait ce que, partout en Europe, la croissance des éco-activités doit non pas au marché, mais à la subvention et à la règlementation, et on constate chaque jour à quel point ce mode de financement est volatil. Naguère si sûr de lui, le cascadeur risque fort aujourd'hui de s'écraser contre l'éternel mur de la mort, celui de la réalité.