Il paraîtra bien audacieux de prétendre que, depuis dix-huit mois, la mortalité routière sur les routes de France ne connaît pas de hausse globale. Il est pourtant élémentaire de démontrer ce point, en s'appuyant sur les bulletins statistiques mensuels, certes fragmentaires et provisoires, que publie l'ONISR, et en comparent les derniers chiffres connus, ceux du mois d'août, à février 2014. Suffisamment éloignée dans le temps pour autoriser des comparaisons pertinentes, cette date correspond aussi à un moment particulier, celui du plus bas niveau historique de la mortalité automobile. Depuis lors, deux catégories d'usagers n'ont connu aucune évolution, avec une complète stabilité du nombre des décès : les piétons, et les motocyclistes. Deux autres ont vu leur mortalité augmenter, les cyclomotoristes de 6,6 %, les cyclistes de 8,2 %. Avec respectivement 11 et 12 tués de plus, la robustesse statistique de ces données reste toutefois faible.
Il en va tout autrement avec les automobilistes. Ici, la moyenne mobile des victimes annuelles passe de 1576 tués en février 2014 à 1765 en août 2015. En effectifs, la hausse atteint 189 tués, en pourcentage, 12 %. Et cette croissance, depuis février 2014, est monotone et continue. En d'autres termes, il n'y a pas de hausse de la mortalité routière : il y a une hausse régulière et statistiquement significative de la mortalité des automobilistes, lesquels représentent 86,3 % des 219 tués surnuméraires comptabilisés depuis février 2014.

Il fallait donc réagir : le Premier Ministre l'a fait en convoquant pour la première fois en quatre ans un Comité Interministériel de Sécurité Routière. Inauguré en 1973, le CISR, organe suprême de la politique française de sécurité routière, réunit en principe tous les ministres intéressés au problème, et rend public sous forme d’une liste de mesures aussi copieuse que variée les arbitrages entre les divers services de l’État, chaque ministère soutenant bien sûr les propositions qui le gênent le moins. Mais pour un observateur attentif de la question, la déception l'emporte. La haute fonction publique qui dépense des trésors d'imagination pour inventer du neuf sans pour autant rien changer de significatif à une politique qui, depuis plus de quarante ans, explore toujours la même voie, a visiblement épuisé ses ressources. On aura du mal à trouver quoi que ce soit de remarquable dans ce catalogue de décisions de troisième ordre dont certaines, comme la création d'un "label du type EuroNCAP" pour les deux-roues motorisés, relèvent d'un humour noir pas nécessairement involontaire.
Par pure bonté d'âme, on retiendra malgré tout la petite perfidie du point n°6, qui étend la verbalisation à la volée au défaut de port du casque. À l'évidence, l’État vise ici l'impunité du jeune de banlieue sur son cyclo trafiqué, lequel nargue les autorités en sachant fort bien que personne n'osera l'intercepter, au risque de provoquer un accident potentiellement mortel qui dégénérera nécessairement en émeute.

À une notable exception près, les coupables habituels s'en sortent sans grand mal. Ils bénéficient simplement, avec l'introduction d'une visite technique à la revente d'un motocycle ou avec l'obligation de se protéger les mains, de la vieille tactique de la grenouille ébouillantée laquelle, et il s'agit sans conteste d'une originalité marquante, s'étend désormais aux cyclistes puisque les moins de douze ans seront contraints de rouler casqués. Mais, en quelques mots, ce CISR va aussi bouleverser et le mode d'accès à la moto, et l'économie du secteur.
Un petit rappel technique se montre ici nécessaire. La directive 2006/126/CE relative aux permis de conduire prévoit deux parcours pour les futurs motards : se présenter à l'examen dès 18 ans et obtenir ainsi le permis A2, lequel ouvre accès à des machines d'une puissance inférieure à 35 kW avant, après l'acquisition de deux ans d'expérience et au prix d'une formation complémentaire, d'accéder au permis A, ou tenter directement le permis A, à la condition d'être âgé d'au moins 24 ans. Entrée en vigueur en France début 2013, cette directive, à cause de propriétés sociales et démographiques caractéristiques de la pratique motocycliste actuelle, a probablement déçu les espoirs de ceux qui pensaient mettre ainsi un frein à l'attrait mortifère de cette machine infernale. Car si la capacité socialement obligatoire de conduire une automobile s'acquiert dès que possible, le mode de la distribution des âges en 2013 s'établissant ici à 18 ans, l'option moto, massivement empruntée puisque, en gros, aujourd'hui, un homme de moins de 45 ans sur quatre la possède, s'exerce souvent bien plus tard : pour le permis A2, celui que l'on peut passer à 18 ans, le mode se situe dans la tranche 20-24 ans, tandis que pour le permis A, il serait plutôt entre 25 et 29 ans, avec une proportion significative, 8,1 %, de permis obtenus au delà de 50 ans. Dès que possible, on s'acquitte de la formalité du permis B : ensuite, plus ou moins tard comme le montre l'étalement de la distribution des âges, par choix personnel et réfléchi, ceux qui le désirent passent à la moto.

Cette pratique scandaleuse que le premier Délégué interministériel à la sécurité routière, Christian Gérondeau, a combattue à la fin des années 1970, et condamnée au nom de son "hédonisme", perturbe toujours autant les moralisateurs. Le gouvernement Valls a rejoint ce clan, en décidant de simplement supprimer la seconde voie. Or, celle-ci était la plus empruntée, puisque 63 % des permis délivrés en 2013 ressortaient de la catégorie A. C'était, de plus, la préférée des femmes qui, comme on le sait, veulent des Harley. Faible mais en forte croissance, le taux de féminité du permis A était significativement supérieur à celui du A2. Et puisque la directive présente cette seconde voie comme une simple option, les perspectives d'un recours juridique semblent faibles.

Au-delà de l'invocation d'un imbécile modèle behavioriste qui ferait honte au plus obtus des psychosociologues, l’État serait bien en peine de démontrer ce qui, dans sa politique de sécurité routière, a été efficace. Car il a toujours évité d'évoquer quantité de facteurs, ces mains invisibles dont parle Jean Orselli, et en particulier cette composante sociale de l'accident qu'il a systématiquement négligée. Désormais principal facteur d'une hausse qui semble se poursuivre, le comportement de ses bons élèves automobilistes devrait l'inciter à sortir de la routine bureaucratique des CISR avec leur catalogue standardisé d'annonces. Mais la contrainte de la dépendance à la Paul Pierson ou du paradigme selon Claude Gilbert reste invincible, et la solution de facilité, ne rien changer de fondamental et s'en prendre à la minorité, toujours aussi attirante. Pouvoir méprisable, qui traite ses citoyens-électeurs comme des mineurs incapables de discernement. Pouvoir imbécile, qui n'a rien appris en quarante ans, fait semblant de croire à l'efficacité de son charlatanisme, et veut ignorer comment ces mêmes citoyens dénoueront ses entraves pour malgré tout continuer à faire ce qu'ils ont décidé de faire, et rouler à moto.