En matière de controverse électronucléaire aussi, prudence est mère de sûreté. Mais une semaine après, même si les cendres de Fukushima Daiichi brûlent encore, on peut déjà, sans trop craindre le ridicule, hasarder quelques réflexions. Les premières seront purement conjoncturelles, et porteront sur le spectacle qu'offre Tokyo Electric Power dans ses tentatives pour reprendre le contrôle de son monstre, tâche dans laquelle la compagnie aussi bien que les autorités semblent faire la preuve d'une confondante incapacité. Certes, le terrain est dévasté, son accès difficile et l'alimentation électrique coupée. Mais on comprend mal qu'il ait fallu tant de temps pour faire intervenir des militaires dont on imagine, pourtant, qu'ils disposent de tout le nécessaire en matière de protection NBC, et alors que leurs avions cargos semblent à même d'acheminer au plus près de la centrale tout le matériel nécessaire. On se demande pourquoi il semble si difficile de tirer une bête ligne de courant. On aimerait connaître la justification de ces rotations d'hélicoptères qui rappellent nettement quelque chose alors même que, par exemple, les véhicules de lutte contre l'incendie des aéroports sont équipés de canons qui projettent à grande distance et avec précision des quantités considérables d'eau. L'accident, pour l'heure, en reste au niveau 5 ; compte tenu des risques que prennent les opérateurs, petits soldats d'une industrie abonnée aux mauvaises places de l'échelle INES, on peut penser qu'il atteindra le niveau 6. Rien ne dit qu'il ira plus loin ; dès lors, avec juste un échelon de moins, la fameuse efficacité japonaise connaîtra à peine plus de succès que le légendaire bordel soviétique.

En changeant un peu d'échelle, on peut aussi s'interroger sur la pertinence, dans la plus sismique des zones développées, de concentrer les centrales nucléaires. Sans doute, totalement dépourvu de ressources en hydrocarbures, entouré de voisins lointains et, longtemps, bien plus pauvres, éparpillé sur quelques grandes îles éloignées du continent, le Japon n'avait-il beaucoup d'autres manières de produire l'électricité qui alimenta la deuxième économie du monde. Mais aujourd'hui, ses réacteurs ont quarante ans et plus, et approchent d'une retraite d'autant plus méritée qu'ils sont vraisemblablement largement amortis : comment expliquer qu'ils tournent encore, voire même que, dans un premier temps, cherchant à protéger son investissement, TEPCO n'ait sans doute pas pris toutes les mesures nécessaires au refroidissement de sa centrale défaillante, avant de se résoudre à la sacrifier ?
Ici, le bon docteur Dave propose une hypothèse intéressante : il y voit la marque d'un paradoxal succès du mouvement anti-nucléaire. Dans bien des pays, on le sait, celui-ci, faute d'effectifs, s'est depuis longtemps reconverti de l'occupation de la rue à l'activisme médiatique et juridique, avec comme objectif d'empêcher la mise en chantier d'une seconde génération de réacteurs, et de provoquer ainsi, faute de débouchés, par disparition progressive des compétences, la mort de l'industrie électronucléaire. Alors, par opportunisme politique, par intérêt financier, on tire sur la corde et forcément, à la fin, elle cède.

Dès lors, la question de produire de l'électricité autrement se pose. Car le monde scientifique et technique n'est jamais qu'un bricolage extrêmement astucieux élaboré dans un univers fini et limité composé d'éléments dotés d'un nombre restreint de propriétés permanentes. Et les options sont rares : en disqualifiant l'électronucléaire par peur des accidents, en faisant de même avec les combustibles fossiles à cause, cette fois, de leurs rejets atmosphériques, on met hors circuit l'essentiel des capacités de production, alors même que les autres solutions sont rares, chères, et difficiles à mettre en œuvre. En décembre dernier, Abengoa a ainsi obtenu une garantie financière de l’État américain qui lui permet de construire une centrale thermique solaire dans l'Arizona. La puissance prévue atteint 250 MW, soit l'équivalent d'une grosse turbine à gaz ; le montant est de l'ordre de 1,5 milliard de dollars. Plus à l'est, à San Diego, Concentrix développe une intéressante technologie photovoltaïque. Sa centrale de 150 MW entrera en service en 2015 ; comme avec Abengoa, l'intensité solaire nécessaire à son fonctionnement ne permet pas de l'installer ailleurs que dans les déserts. Ainsi, le tri une fois terminé, l'électricité d'origine éolienne, dans la plus grande partie de l'Europe, reste seule en piste.
Pourtant, même le plus expérimenté des chamans sera incapable de faire tourner les pales d'une éolienne en l'absence de vent ; il sera encore moins en mesure d'ordonner à celui-ci de souffler en quantité adéquate au moment opportun. Remplacer le nucléaire par l'éolien implique de générer de nouvelles contraintes, et la principale oblige à renverser le paradigme de la production d'électricité, dans lequel la demande commande l'offre ou, en d'autres termes, à inventer un nouveau monde que, pourtant, dès aujourd'hui, on peut parfaitement voir en action. L'instabilité rédhibitoire de l'énergie éolienne, l'imprévisibilité, même à quelques heures, du volume de la production, l'absence totale de corrélation avec la demande, la faiblesse d'un facteur de charge qui dépasse rarement 25 %, tout cela se mesure parfaitement dans les diagrammes fournis par RTE. Et les conséquences peuvent se lire, par exemple, dans la situation du Danemark, pays plat et très venté, terre natale de l'éolienne européenne, qui équilibre sa situation par des échanges massifs avec ses proches voisins, le grand marché allemand, l'hydroélectricité norvégienne et suédoise, et grâce à ses centrales classiques. Si l'on veut se dispenser de celles-ci, il ne reste plus qu'une seule solution : le rationnement, une politique adaptée à la tendance réactionnaire, autoritaire et technocratique de la galaxie écologiste. Alors, il faudra accepter que, pilotée par un compteur intelligent, sa machine à laver refuse de se mettre en marche tant que le vent ne souffle pas, ou de se rendre à son travail pour apprendre que, faute d'énergie, la production est interrompue pour une durée imprévisible et que, faute de revenus, l'entreprise ne sera pas en mesure de payer les journées perdues. Imaginer à quoi cela ressemblerait n'est pas bien difficile : c'est la situation du Japon d'aujourd'hui.