Ainsi donc, les journalistes de la grande presse se mettent à leur tour aux innovations lexicales, investissant un domaine autrefois réservé aux producteurs de théories à la française, puisque ces innovations jouent un rôle déterminant dans le succès public de leurs auteurs. Après le constructivisme ou le post-modernisme, qui ont transité par la critique architecturale pour finir recyclés chez les sociologues, voilà que le déconstructivisme semble inspirer les rédacteurs de gazettes. Car quelle autre influence pourrait expliquer l'emploi, dans la presse écrite ou télévisée, du terme de "déconstruction" pour qualifier la démolition du TK Bremen, ce petit cargo de 6 000 tonnes échoué sans pertes humaines sur une plage du Morbihan ? Quelle autre intention que celle de rejoindre la grande famille des faiseurs de vocables pourrait-elle justifier cet emploi inusité, et cette volonté de négliger le terme usuel en de telles circonstances, démolition ? Le recours à ce vocable, assez répandu, n'a évidemment rien d'innocent : et son emploi mérite que l'on s'y arrête, comme il faut revenir, sinon sur le feuilleton du cargo échoué, du moins sur la manière dont la fin de son histoire est mise en scène, et en images.

En première analyse, parler de déconstruction et pas de démolition relève d'une opération de camouflage : construire, c'est, par définition, assembler dans un certain ordre un certain nombre d'éléments pour obtenir un résultat qui fonctionne de manière satisfaisante, et rendra les services attendus pendant de longues années. Déconstruire, ce serait donc faire de même, dans l'autre sens, avec la même minutie, et dans les mêmes conditions de propreté. Le terme évoque les exigences nouvelles qui s'adressent aux produits manufacturés, lesquels doivent désormais être conçus pour faciliter et leur désassemblage une fois leur existence terminée, et le recyclage de leurs composants. Il évoque aussi un autre emploi étrange d'un terme du langage courant, l'effacement de barrages coupables d'entraver le parcours des saumons, et relève comme celui-ci d'une sorte d'opération de nettoyage qui s'exercerait sur un plan purement symbolique, et qui vient planquer la saleté sous le sable.

En apparence, recourir à un tel euphémisme vient contredire une autre propriété de la manière dont la télévision en particulier rend compte de l'accident, l'échouage d'un bête vraquier utilisé d'ordinaire pour le transport de céréales et qui, en l'espèce, faisait route à vide, pour lui donner la dimension d'une catastrophe sans précédent dans l'histoire de l'humanité, quand bien même celle-ci serait limitée à sa composante locale. Mais là l'affaire, assez vite, tourne court puisque, pour l'alimenter, il faut mobiliser un peu plus que de la conviction : il faut des faits. Et l'entretien accordé à France 2, en anglais, par l'un des techniciens néerlandais chargé de la démolition de l'épave ne contribue pas vraiment à fournir la substance qui permettrait de grossir l'événement. Car l'employé d'Euro Demolition, entreprise qui compte dans ses références sa participation à la démolition du Tricolor se révèle bien mauvais client. Le chantier du Tricolor, ce bâtiment de 50 000 tonnes construit pour transporter des voitures, chaviré après une collision avec un porte-conteneurs au milieu de la Manche, en plein sur une des routes les plus fréquentées au monde, et qu'il avait fallu tronçonner sur place à l'aide d'une technique mise au point pour récupérer l'épave du Kursk, représentait un défi infiniment plus complexe et, on l'imagine, autrement plus excitant que de rogner 6 000 tonnes de ferraille à l'abri sur une plage. L'affaire du TK Bremen se résume en bien peu de mots : un échouage banal dans lequel il n'y a, comme on disait voilà bien longtemps, à l'époque où cela semblait encore essentiel, pas mort d'homme, et un chantier de démolition de faible ampleur et sans difficulté technique qui sera achevé en deux mois, donc largement à temps pour rendre la plage à ses prédateurs habituels, les touristes.

Est-il vraiment possible de ne pas s'en apercevoir ? S'il n'y a rien d'étonnant à voir les militants de tout poil, faute de supertanker cassé en deux sur la côte bretonne, faire avec ce qui leur tombe sous la main, on imagine que les habitants, au moins, ne sont pas dupes, et viennent sur la plage bien plus pour voir le spectacle que pour confier leur indignation aux équipes de télévision. Choisir de ne faire parler que les mécontents, avec leur discours sans surprise et leur appétit pour la parole, grossir des faits sans importance et vite oubliés relève de la routine, et de la construction habituelle des fictions du journal télévisé. Mais ce qui l'est moins, c'est sans doute la manière de parler d'un accident, et pas seulement en stigmatisant les suspects habituels, le capitaine, l'armateur, les marins. Car en redéfinissant l'événement, en le cachant sous un euphémisme, on fait sortir l'imprévu du champ, on masque la nature de l'opération de démolition, son caractère improvisé, l'obligation de s'adapter à des circonstances toujours originales, aussi bien que les conséquences, finalement minimes.
Le lexique s'est, depuis quelque temps, enrichi de ces créations qui n'ont rien de spontané, et visent à redéfinir la manière d'appréhender les choses dans un sens précis, et avec un objectif particulier, qui donnerait à l'homme la capacité de n'avoir aucune influence sur son environnement, quitte à exactement réparer les dégâts causés, à faire en sorte qu'il ne se soit rien passé, et justifierait par là-même une certaine vision de la place que celui-ci doit occuper, au point de la rendre universelle, inévitable, et obligatoire.