A et B
Comment oublier Lidia et Giovanni, écrivait Emmanuel Hecht dans Les Echos du premier août ? La descente vertigineuse, le long du monte-charge qui servait à édifier la tour Pirelli, ce symbole toujours vaillant du capitalisme milanais, qui ouvre le film, la longue séquence qui le termine, au petit matin, au niveau du sol, au ras de l'herbe, où le couple se sépare, la bourgeoise égarée dans le faubourg ouvrier de Sesto San Giovanni et qui appelle à l'aide, comme une écervelée perdue en montagne dans ses escarpins, l'écrivain sans conviction auquel le succès critique offre une vie de mercenaire, et l'ami dans son lit d'hôpital et qui ne passera pas la nuit ?
La Nuit, où, comme en écho au bal de la princesse Presicce, jusqu'à l'épuisement, la nouvelle bourgeoisie industrielle, entre piscine et Alfa-Romeo, étale ses
vanités, où le quartet de Giorgio Gaslini assure l'ambiance musicale, où l'opulence de la maison d'architecte, comme le palais du prince Salina, se mesure à ses innombrables pièces, où l'on se perd dans son dédale pour tomber sur la fille de la maison imaginant, solitaire, des jeux imbéciles.
Rien d'autre ne rapproche Ingmar Bergman et Michelangelo Antonioni, auxquels Le Monde rend pourtant, dans son édition du weekend, un hommage commun sous forme de portraits croisés, que leur décés simultanés. L'austérité protestante du suédois, plus metteur en scène que cinéaste, produisait des oeuvres qui, plus littéraires que vraiment visuelles, avaient de quoi combler les responsables de
cinémathèques scolaires, et les programmeurs d'Arte qui ne sont jamais que leurs descendants, eux qui traînent toujours un soupçon d'une sorte d'impureté du cinéma, qui, à lui seul, ne serait pas suffisamment art, et qui aurait donc besoin d'être étayé d'un peu de
littérature classique, de grande musique, ou de quoi que ce soit de plus légitime, pour satisfaire leur exigence de vertu. Michelangelo Antonioni, à l'inverse, n'était pas tant cinéaste par son usage incessant du silence, par son refus de l'image facile, que par l'extrême précison de ses cadres élaborés jusqu'au maniérisme, par son montage qui, notamment dans la Nuit, jouait en permanence avec le faux
raccord, par la complexité formelle, et parfois technique comme avec ce dernier plan de Profession Reporter, tout à la fois intérieur et extérieur, de ses séquences, par, en somme, son recours absolument neuf aux immenses capacités expressives, machinerie comprise, du
cinéma, et à elles seules.
Michelangelo Antonioni était très vieux ; gravement handicapé depuis l'attaque cérébrale dont il avait était victime en 1985, il gardait dans son mutisme le secret de ce cinéma italien raffiné comme chez Visconti, maniériste à la Zurlini, maîtrisé comme nul autre, et qui, à côté de l'ancienne tradition des comédies populaires, des engagements politiques forcenés, des francs-tireurs et des bouffons, dessinait un paysage d'une richesse désormais inaccessible.
Commentaires
Concernant l'avant dernier plan de Profession Reporter, il faut visionner ça : www.ina.fr/archivespourto... et ne pas hésiter à payer 3 € pour en voir l'intégrale... On en a pour sa thune...
Oui, enfin Bergman n’est pas réductible à ses pensums et le maniérisme d’Antonioni fait qu’il tombe souvent dans ce que Skorecki appelait des « effets de cinéma ». (J’avoue être, pour l’instant, assez imperméable à Antonioni mais il n’est pas exclu que je prenne l’eau un jour…)
Quand aux « responsables de cinémathèques scolaires », leur font face ces universitaires qui, s’appuyant sur une, forcément, vaine ontologie du cinéma, donnent à leurs byzantines condamnations des allures d’absolu.