Si le bestiaire de la finance regorge de rapaces, il abrite malgré tout une petite colonie d'écureuils, animaux industrieux et modestes, honnêtes et sympathiques travailleurs accumulant les provisions en prévision des mauvais jours, et d'un hiver difficile. L'hiver se termine et il fut, de fait, fort rigoureux ; les mauvais jours sont là mais les provisions épuisantes, et épuisées. Car voilà bien une caractéristique originale dans la composante financière de cette crise : en Europe, les principales victimes, c'est à dire les principaux coupables, sont précisément ces établissements mutualistes qui encore moins que d'autres ont vocation à faire de leur métier un risque. Hélas, comme dans toute bonne histoire édifiante, après avoir pendant des décennies, voire des siècles, résisté à la tentation, les vieilles dames économes se plongèrent dans le vice avec d'autant plus d'ardeur qu'elles chercheront à rattraper ces années de profits perdus, et, les bonnes affaires n'attendant pas les retardataires, le feront, au sens propre, à n'importe quel prix. Comme dans tout conte moral, le secours viendra bien tard, par la grâce du chevalier blanc aux poches insondables. Mais ici, le courageux sauveteur semble rencontrer, dans l'épreuve, quelques obstacles, dont les plus redoutables ne sont pas nécessairement ceux qui font les gros titres des journaux payants.

Car, aussi stupéfiant que cela puisse paraître, avec ce Natixis dont la valeur, désormais proche d'un euro, s'apprête à rejoindre l'enfer des penny stocks, ces actions dont le cours est si faible et la volatilité si élevée qu'elles sont la proie favorite des spéculateurs les plus audacieux, et les plus brutaux, les rouges de la Caisse d'Épargne qui, pour la première fois dans une histoire entamée en 1818, annoncent une perte qui atteint les deux milliards d'euros, et les bleus des Banques Populaires qui s'en sortent un peu mieux en ne perdant que 468 millions, posent leurs conditions. Pas question, affirmait la dépêche Reuters de lundi dernier, que l'apport en capital prélevé sur le contribuable s'accompagne de la plus ordinaire des contreparties, un droit de vote ; car, bien sûr, la situation actuelle ne résulte en aucune façon de l'échec intégral d'une stratégie menée par des hommes dont on a, après bien des difficultés, enfin réussi à se débarasser : il ne s'agit que d'un incident de parcours, d'une perte exceptionnelle due à une situation de marché inédite et qui est donc, comme telle, appelée à le rester, un aléa qui ne remet pas en cause la solidité du groupe. Le métier de banquier d'affaires qui rentre, en somme. Alors, si l'État joue son rôle de prêteur en dernier recours, comme il l'a déjà fait pour le système financier dans son ensemble, rien ne justifie qu'il se mêle des affaires d'une entreprise désormais privée, et qui a eu tant de mal à s'affranchir de sa tutelle.
Et finalement, c'est cette approche qui l'emportera : en fusionnant leurs organes centraux, les rouges et les bleus recevront de quoi assurer l'éducation du nouveau-né, l'État apportant jusqu'à cinq milliards d'euros sans pour autant entrer, à court terme, au capital, puisque ses actions dites de préférence ne seront pas convertibles en actions ordinaires avant trois ans. On comprend qu'il prenne alors la précaution de veiller aux bon usage de ces fonds publics en exigeant quelques postes au conseil, et il n'est guère étonnant que, à la tête du nouvel ensemble, l'Elysée fasse nommer son homme. Il n'est pas plus surprenant que la grande presse ne regarde que le doigt qui montre l'homme du pouvoir, et qu'il faille attendre l'éditorial d'Henri Gibier dans les Echos pour trouver un peu de pertinence, lui qui rappelle à quel point, exposé à la concurrence sur le livret A, aux défaillances de sa clientèle de PME et aux cadavres qui s'échapperont dès que l'on ouvrira les placards de Natixis, le nouvel ensemble n'irait pas bien loin sans une puissance publique qui lui accorde quelques mois de sursis avant d'en prendre le contrôle.

A défaut de cette reconnaissance que les sauveteurs n'espèrent même pas, on aurait au moins pu, de la part des dirigeants d'un groupe qui a perverti sans la moindre vergogne son idéal mutualiste, espérer l'une de ces remises en cause qui accompagnent désormais, en figures imposées, les présentations de résultats des sociétés financières. On attendra en vain, comme si, chez ces mutualistes que rien ne distingue désormais de leurs concurrents à la structure actionnariale, il fallait sauver d'abord les apparences et préserver, au moins symboliquement, ce statut particulier qui justifie que l'État ne se mêle pas de vos affaires, grâce auquel on peut revendiquer de les conduire en toute indépendance, et attendre à l'abri confortable de la tutelle publique que ce bien vilain moment soit passé pour, ensuite, s'enivrer de nouveau du parfum délétère de cette haute finance dont on a été privé beaucoup trop tôt. La flamme du profit doit être bien aveuglante pour que, même après s'y être brûlé les ailes, on s'essaye encore à la dompter. Et pendant ce temps-là, sur Bloomberg TV, la liaison video qui permettait, chaque jour, de recueillir, une demi-heure après l'ouverture des marchés actions européens, les impressions d'un analyste sur les mouvements du jour a été supprimée, et remplacée par une bonne vieille communication téléphonique. C'est vraiment la crise ; bientôt, on retournera à ces fondamentaux qui firent la fortune des agences d'information financière : le télégraphe, le pigeon voyageur.