La gestion pour compte propre, par laquelle les professionnels des salles de marchés rivalisent d'ingéniosité pour démontrer aux investisseurs individuels qu'ils sont tout autant qu'eux capables de perdre énormément d'argent dans des opérations risquées, vient donc de coûter pas loin de 700 millions d'euros aux Caisses d’Épargne et, accessoirement, selon l'avis presque unanime de la presse, son fauteuil présidentiel à Charles Milhaud. Mais, comme souvent, l'enchaînement des événements aura sans doute été un petit peu plus complexe, et il n'est pas inutile, pour comprendre ce qui s'est passé, de procéder d'abord à un court rappel historique.

Nées au tout début du XIXème siècle dans le cadre d'une action philanthropique, pour permettre aux catégories populaires d'accumuler une épargne, les Caisses d’Épargne, établissements privés à la dimension strictement locale, seront adossées en 1837 à la Caisse des Dépôts, qui administrera les fonds récoltés ; la présence publique favorisera le développement de l'organisme, qui comptera 364 caisses en 1847. L'évolution vers une activité classique de banque de dépôts sera ensuite très lente, le compte de dépôts associé à un chéquier n'apparaissant qu'en 1978, l'organisation du réseau que l'on connaît aujourd'hui datant de 1991. Mais l'émancipation interviendra avec la loi du 25 juin 1999 : les caisses deviennent des banques mutualistes dont le capital appartient presque totalement à leurs sociétaires ; elles contrôlent l'organisme central alors créé, la Caisse Nationale des Caisses d’Épargne, société à directoire dont la présidence est assurée par Charles Milhaud. Celui-ci va lancer une politique d'expansion qui entraînera le Groupe Caisse d'Epargne bien loin de ses activités traditionnelles. En 2004, il rachète à la CdC sa banque d'investissement, IXIS, laquelle, à la grande fureur de l'établissement public, sera fusionnée en 2006 avec la Natexis des Banques Populaires pour donner naissance à Natixis, banque d'affaires introduite en bourse au même moment. On a déjà eu l'occasion d'évoquer le lugubre parcours boursier de son action laquelle, depuis lors, est tombée sous les 2 euros. Et en juillet 2007, la Caisse d’Épargne entre à hauteur de 40 % des parts au capital de Nexity, promoteur immobilier spécialiste du logement individuel ; à ce moment-là, l'action de cette société, introduite sur le premier marché en 2004, vaut 63 euros, tout près de son plus haut historique de 70 euros atteint en février 2007. Elle cote aujourd'hui moins de 7 euros. Le 18 octobre dernier, le directoire de la CNCE comprenait Charles Milhaud, son président depuis 1999, Nicolas Mérindol, directeur général, Julien Carmona, directeur exécutif chargé des finances et des risques, Guy Cotret, directeur exécutif en charge du personnel, et Alain Lacroix, directeur exécutif responsable du développement. Au terme de ce weekend sanglant, seuls les deux derniers restent en poste. Bernard Comolet et Alain Lemaire, jusque-là présidents du directoire de caisses régionales, Île de France pour le premier, Provence-Alpes-Corse pour le second, remplissent désormais respectivement les fonctions de président, et de directeur général.

On dispose ainsi de quoi estimer la pertinence des raisons que la presse invoque pour expliquer le départ de Charles Milhaud. Dans le Monde daté de mardi, on peut lire sous la plume d'Anne Michel un article dont le titre se suffit presque à lui-même : "Lâché par l’Élysée, le patron de l’Écureuil démissionne". La pression politique "pour que les dirigeants assument leurs responsabilités", identifiée à un "Nicolas Sarkozy très en colère" après l'annonce de l'incident des 700 millions, sera confirmée directement à l'intéressé lorsqu'il sera reçu à l’Élysée par Claude Guéant, samedi 18 dans l'après-midi. Le conseil d'administration du dimanche se conclura par la démission du président du directoire, au terme d'un long et violent affrontement avec les responsables des caisses régionales pourtant "longtemps admiratifs de ses talents de bâtisseur". Le pouvoir politique, en somme, voulait, pour l'exemple, une tête, et celle de Charles Milhaud, gaspillant l'argent du livret A en ruineuses spéculations, a parfaitement fait l'affaire. Mais l'analyse, fondamentalement divergente, d'un anonyme rédacteur de l'AFP dévoile bien d'autres enjeux, et, en bonus, une toute autre conception du métier de journaliste.
Le correspondant de l'AFP interroge trois acteurs inconnus du grand public, mais bien au fait des conflits en cours au sein de la Caisse d’Épargne : le président, anonyme, d'une caisse régionale, et deux représentants syndicaux. Tous s'en prennent à la stratégie égotiste et au pouvoir autocratique de Charles Milhaud, dont ils expliquent comment ils fonctionnaient. Au passage, on notera que, avec ses investissements désastreux dans l'immobilier, avec l'aventure américaine de Natixis qui se retrouve aux commandes de CIFG, un rehausseur de crédits immobiliers, une société dont on ne comprend absolument pas quel lien elle peut entretenir avec les métiers de la Caisse d’Épargne, cette stratégie reproduit presque à l'identique celle qui avait permis au tout-puissant Jean-Yves Haberer de couler le Crédit Lyonnais : les erreurs persistent, seuls ont changé les acteurs qui les commettent. L'affaire des 700 millions se trouve ainsi ramenée à sa juste proportion : l'incident de trop, celui qui fera basculer les derniers indécis dans l'opposition à Charles Milhaud, et fournira à ses opposants de longue date la majorité qui le contraindra à la démission. Quant aux injonctions de la présidence, il n'en est absolument pas question. Autant dire qu'on trouve là le fond de l'affaire, et des informations autrement plus intéressantes que les bruits de couloir de l’Élysée.

Pourquoi, alors, la journaliste du Monde est-elle incapable de faire de même, et de proposer autre chose que de l'anecdotique et du superficiel ? Consciemment ou non, elle produit l'analyse la plus conforme à ses intérêts : dans le champ du journalisme politique, l'accès au sommet de l'état est extrêmement restreint, et l'on sait bien que le pouvoir joue de cette restriction pour fournir l'information qu'il souhaite diffuser auprès de ceux qu'il juge les mieux à même de la reproduire de la façon qui lui convient. Ce type d'information-là reste donc un des très rares monopoles du journaliste accrédité, lequel a tout intérêt à faire de cette source qu'il détient en propre le moteur de son explication, faisant ainsi deux heureux, lui, et l’Élysée. Ainsi, on peut échapper à l'ennuyeuse analyse des rapports de force et des conflits qui se développent sur des années à l'intérieur d'une organisation, et laisser ce soin au sociologue, ou au correspondant anonyme donc dévalorisé d'une agence de presse.
Sans doute, dans l'univers irréel des confidences des puissants, les choses se passent-elles comme dans l'article du Monde. Mais dans la réalité, cet objet dont il appartient en principe au journaliste de rendre compte, il en va tout autrement.