La perversion fondamentale de la jeunesse a toujours été de se rendre incompréhensible aux adultes. Et, contrairement aux affirmations imbéciles des sociologies spontanées du baby-boom, cette perversion ne date pas d'hier. Simplement, elle a pendant des siècles été réservée à ces minces catégories sociales qui disposaient du privilège de vivre une jeunesse, rejetons des classes nobles et de la bourgeoisie riche, ou étudiants lesquels, pendant longtemps, se confondaient avec les premiers. Seule l'amélioration générale du bien-être économique au lendemain de la seconde Guerre mondiale, et, accessoirement, l'arrivée à l'âge pré-adulte de cohortes particulièrement fournies, modifieront cette situation, en élargissant de façon massive les effectifs de ceux que l'on appellera désormais les jeunes. Et quarante ans après les folks devils de Stanley Cohen, ceux-ci persévèrent dans leur obstination à créer des phénomènes sociaux à la fois brutaux, massifs, éphémères, et générateurs, chez les adultes en général et les autorités en particulier, de ce que le sociologue britannique qualifiait d'affolement moral.

Il faut bien reconnaître à l'invention qui cause le tumulte actuel un haut degré de perversité. La peur de "l'apéro géant" se construit ainsi sur une crainte abondamment relayée en ces hauts lieux d'analyse des véritables phénomènes de société que sont les journaux télévisés, celle d'une tendance délétère à l'abus d'alcool qui caractériserait la jeunesse actuelle. Mais, en recyclant le terme d'apéro, la pratique va, d'une part, renvoyer les adultes à leurs propres habitudes de consommation et, de l'autre, récupérer la justification conviviale, donc inoffensive, de ces aimables réunions entre amis où l'on ne fait de mal à personne en buvant un verre de trop. Évidemment, ici, les amis sont des inconnus, et leur nombre significativement supérieur à celui que l'on attend pour le rituel barbecue estival. C'est qu'un autre diable, à l'inquiétant pouvoir multiplicateur mais tout autant incompris des adultes, entre en scène : le web, et ce que l'on qualifie de réseaux sociaux. Avec lui s'accomplit l'alliance impossible entre virtuel et réel, qui bouscule les si rassurants schémas qui délimitent deux mondes sans relation possible, du côté de l'écran celui des malheureux esclaves de leur vie rêvée, qui ne la vivent même pas en la rêvant, et du côté de la rue celui d'une intangible réalité. Avec lui, les procédures de contrôle ordinaires perdent leur effet, et la panique règne.
C'est ainsi qu'il faut comprendre l'avertissement que la Préfecture de police lance pour le 23 mars, date d'un rassemblement programmé sur le Champ de Mars, et qui entretient sciemment la confusion entre deux significations distinctes du terme de manifestation, le sens politique d'un droit à exprimer des revendications dans l'espace public, droit soumis à une simple déclaration et assez rarement mis en cause par les autorités, et le sens commercial d'un événement se déroulant dans le même espace, mais générateur de flux financiers et donc soumis à autorisation et à taxation. Seulement, et sauf à y lire un message pour le moins obscur, l'apéro géant ne relève pas de la première catégorie, et encore moins de la seconde puisqu'il est gratuit. Comme toujours dans une telle situation, la Préfecture cherche donc, pour s'assurer une prise sur cet objet inconnu, l'élément commun à toute initiative : un responsable, duquel on pourra exiger des comptes, et qui recevra la facture du nettoyage des lieux que bien peu de participants à l'apéro songent à remettre en l'état dans lequel ils l'ont trouvé. Mais personne n'organise ces événements, puisqu'aucune organisation n'est nécessaire : tout au plus peut-on trouver la trace d'un initiateur, simplement coupable d'avoir donné un rendez-vous à une quantité indéterminée d'inconnus, et qui, s'il cède à la pression des autorités, n'a ensuite même pas la capacité d'annuler son initiative.

Cet organisateur, tout le monde le recherche, même Nathalie Kosciusko-Morizet qui, en tant que jeune officielle du gouvernement, et comme chargée des affaires du web, devrait pourtant mieux qu'aucun autre savoir qu'il n'existe pas, tout comme devrait lui apparaître l'absurdité de sa comparaison avec les rave parties, qui ne figure ici que par analogie, en tant que phénomène jeune, analogie dont l'objectif essentiel est de rassurer. En effet, il s'agit là d'une déviance contre laquelle les autorités ont mené un combat victorieux, puisqu'on a totalement cessé de l'évoquer à la télévision. Mais l'ampleur même du phénomène, qui effraie tant les autorités, viendra sans doute à leur secours. Ses conséquences négatives s'exerceront en effet en premier lieu sur les participants, ceux notamment dont l'objectif essentiel n'était pas de participer à un concours de beuverie. Alors, à l'intérieur de ce bloc de la jeunesse, que l'on perçoit si commodément comme monolithique, simplement structuré par l'appartenance à telle ou telle cohorte, puisqu'ils sont, après tout, tous, ou presque, les enfants d'un système éducatif qui continue, en dépit de tout, à se vouloir équitable et égalitaire, les distinctions sociales, provisoirement oubliées, ressurgiront, et nombreux seront ceux qui abandonneront la partie. Ce sera alors le moment, sans doute tout autant éphémère, de groupes bien plus restreints, bien plus homogènes, et bien plus faciles à cataloguer et à contrôler, comme au bon vieux temps des mods et des rockers.