La Stampa l'affirme, l'épave de la Concorde se trouve désormais en vue du port de Gênes. Aux premières lueurs de l'aube, elle devrait rejoindre sa destination finale, Prà Voltri, à l'ouest de la ville, où quelques heures seront encore nécessaires pour procéder aux ultimes manœuvres. Ainsi prend fin un feuilleton entamé voilà plus de deux ans, lorsqu'un capitaine lâche et vaniteux réussit l'exploit d'échouer son navire contre les rochers du Giglio. Depuis, la compagnie propriétaire du navire, ses sociétés d'assurances, l’État italien ont tout mis en œuvre pour débarrasser l'île de son pesant fardeau. Confiée à l'un des meilleurs spécialistes de la récupération d'épaves, l'opération se déroule pour l'heure de façon nominale. Mais, avant de s'achever, elle aura permis d'assister à un autre spectacle, parfaitement convenu, et pas vraiment inattendu, celui de la bêtise nationale dans son expression la plus crasse.

Les responsables du sauvetage ont choisi la solution techniquement optimale - enlever l'épave et la remorquer jusqu'à un port disposant des infrastructures nécessaires à son démantèlement. Si les premières phases, le redressement du Concordia et son déplacement sur une structure sous-marine semblaient aussi inédites que risquées, le remorquage d'une masse qui ne tient que par ses flotteurs appartient au quotidien des travaux maritimes, où l'on promène d'un bout à l'autre du globe des plate-formes pétrolières autrement plus encombrantes, et dans des mers bien moins accueillantes que la Méditerranée. Seul risque, une évolution catastrophique de la météo, paramètre fortement prévisible et d’autant moins probable que le trajet ne durera que quelques jours.
Cette opération d'une nature banale, mais d'une ampleur inédite, sera de plus entourée d'un luxe de précautions que la Stampa détaille dans une illustration. Précédé d'un navire chargé de repérer d'éventuels cétacés, tiré par deux remorqueurs de haute mer le convoi, qui comprend notamment deux gardes-côtes, une barge, un navire antipollution, sera surveillé par un bimoteur et un hélicoptère des gardes-côtes. Ce qui, au demeurant, n'a rien d'étonnant puisque le trajet, qui contourne la réserve naturelle de l'île de Montecristo, laisse à tribord l'île d'Elbe et son parc national de l'archipel toscan, passe tout près de l'aire maritime protégée des Secche della Meloria et pas très loin du parc national des Cinque Terre, présente un catalogue vaste et diversifié de zones naturelles protégées, et l'on imagine donc que tout sera fait pour que rien ne vienne perturber leur équilibre.

Un pays ami, culturellement, économiquement, géographiquement, politiquement proche, actuel président de l'Union européenne, se lance donc dans une opération de grande envergure, et d'un coût disproportionné puisqu'il représente le double de ce qu'il a fallu investir pour construire le Concordia, pour effacer toute trace physique de l'accident, et ne ménage ni son temps, ni sa peine pour que l'opération se déroule au mieux, et avec succès. La France, que l'affaire ne concerne en rien, pourrait, ne serait-ce que par simple intérêt diplomatique, respecter son choix, et souhaiter sa réussite. Qu'elle ait choisi le comportement inverse, la menace, la défiance, en dit long sur la conception qu'un certain nombre d'acteurs publics ont aujourd’hui de leur rôle.
Embarquée à bord du Jason, un navire qu'on ne retrouve pas dans l'effectif de la Royale mais que, mythologie oblige, on suppose semblable à l'Argonaute, la ministre de l’Écologie, après avoir publiquement humilié son homologie italien, s'est donc offert une petite sortie par mer calme, histoire de constater qu'elle ne pouvait rien voir, les autorités italiennes n'ayant aucune raison de lui laisser franchir la zone d'exclusion de trois milles nautiques entourant l'épave en mouvement, et faisant ainsi, sans le vouloir, la preuve de son impuissance. Mais un politique français ne se laisse pas décourager ainsi : faute d'action, il lui reste toujours un recours, le verbe.

Les quelques articles que la presse nationale consacre au remorquage vibrent d'une unanime schadenfreude. Le culot de ces italiens qui viennent traîner leur épave à quelques milles de notre cap Corse mérite visiblement qu'on leur souhaite le pire. Les arguments rationnels, en effet, manquent pour condamner l'opération, et remuer le précipité des boues rouges de la Montecatini-Edison, une affaire datant de 1972, revient à avouer que l'on ne possède rien de plus récent comme épouvantail à agiter, donc à reconnaître que rien ne permet de douter de la compétence des autorités italiennes en la matière. Il faut pourtant douter, et mécontenter un partenaire, puisqu'on ne saurait laisser échapper une occasion de se mettre en valeur dans ce rôle si confortable, celui du donneur de leçons, celui de l'oiseau de mauvais augure dont on oubliera les prévisions funestes dès que l'histoire sera terminée, mais dont on rappellera longtemps la clairvoyance si jamais les choses tournent mal. Si modeste soit-il, un petit bénéfice de ce type mérite qu'un politique s'y investisse. La récupération du Concordia, confiée à une entreprise américaine implantée sur quatre continents et accompagnée d'un partenaire italien, dirigée par un sud-africain, assurée par des navires britanniques, néerlandais, espagnols, italiens, vaut comme un résumé de ce qu'est le monde d'aujourd'hui, où l'on cherche, et trouve, les compétences les plus spécifiques sans aucun souci des nationalités. Ne voulant rien offrir d'autre qu'un provincialisme mesquin et renfrogné, le gouvernement français, la société civile corse, jouent exactement le rôle qu'on attendait d'eux.