Réunis à Kaysersberg en assemblée annuelle les coupeurs de plants ont profité de l'occasion, un peu comme un congrès de notaires organisé dans la capitale et dont les participants, le soir venu, s'encanaillent au cabaret, pour retourner sur le lieu d'un de leurs récents exploits, le centre de recherche de l'INRA à Colmar. Là, armés de leur audace et sûrs de leur bon droit, ils se sont fait ouvrir les lieux, et, de la même manière qu'un contrôleur fiscal fouille les poubelles d'un possible fraudeur, ont procédé à une inspection, s'assurant que les chercheurs n'avaient pas illégalement reproduit les expérimentations qu'ils avaient détruites, tout en leur interdisant de les poursuivre.
L'ironie de l'actualité veut que cette intervention se produise au moment même où d'autres acteurs, eux aussi partie prenante du monde agricole mais qui se placent aux antipodes des valeurs défendues par les activistes écologistes, ont recours exactement aux mêmes méthodes. Les producteurs de porcs, ces hideux représentants de l'agriculture productiviste, s'invitent, de la même manière, en des lieux où ils seront aussi peu bienvenus, cantines, grandes surfaces, grossistes voire même, tant qu'à faire, les cuisines du casino de Forges-les-Eaux. Là aussi, ils procèdent à des contrôles ; là aussi, ils décrètent, inspectent, rejettent, réprouvent, détruisent parfois une marchandise parfaitement conforme à la législation mais qui a le malheur de ne pas avoir été produite sur le sol national. Parfois, suivis par ces équipes d'actualité télévisée qui, bizarrement, ont fait défaut à Colmar, ils s'offrent le plaisir supplémentaire d'une petite humiliation publique à la Harold Garfinkel, sermonnant tel responsable lequel, honteux, baisse la tête, lâchement soulagé de s'en tirer à si bon compte.

Car, comme le faisait remarquer Alexandre Delaigue, les vandales de Colmar jouent bien aux gardes rouges, rappelant à ceux qui voudraient l'oublier d'où vient leur éducation idéologique, et de quelle manière ils comptent la mettre en œuvre. Ils vérifient eux aussi que la science qui se pratique dans ces espaces obéit bien à leurs préceptes révolutionnaires, humiliant au passage ceux qui s'obstinent à ne reconnaître d'autres maîtres que la rigueur et la véracité. Au fond, ils ne se distinguent guère de leurs prédécesseurs maoïstes que par un usage plus subtil de la violence, subtilité contrainte puisque l'appareil maigrichon du parti éprouverait quelques difficultés à les soutenir s'ils se comportaient exactement comme leurs devanciers, subtilité utile aussi puisqu'elle leur permet de revendiquer, devant une presse complice, une action non-violente. Mais le principe, celui d'une science soumise à l'impératif politique et que n'importe quel citoyen doit être en mesure de contrôler puisque le seul fait d'être citoyen lui procure les capacités nécessaires, demeure : aussi attend-on avec impatience le moment où ces pourfendeurs de la science confinée s'introduiront dans un laboratoire P4.
L'identité des méthodes ne doit pas masquer les différences substantielles qui distinguent les faucheurs des éleveurs. Coincés dans leur monde fermé, dépendants d'une action publique désormais impuissante puisqu'elle n'a pas plus la capacité d'imposer un prix que de fermer les frontières, les agriculteurs tentent d'améliorer leur situation par ce recours à une violence pratiquée depuis des décennies dans le monde rural, et dont les conséquences judiciaires restent généralement fort modestes. Sans doute faut-il voir là l'effet du principal atout dont dispose cet univers, un poids électoral bien plus élevé que son importance démographique. Les faucheurs, eux, ne possèdent aucun capital de cette sorte ; leur seul force réside dans leur activisme, ce qui rend d'autant plus inquiétants les succès qu'ils ne cessent d'obtenir.

Cinq ans après, la molle réaction de l'INRA qui se contente de faire part de sa résignation sans même trouver utile de se fendre d'une petite protestation, d'un simple communiqué, et annonce le dépôt d'une plainte qui, vu l'historique judiciaire de ces actions, restera de pure forme montre comment les choses ont évolué. La lâcheté, ici, n'appartient pas seulement à ceux qui, en première ligne, renoncent à toute résistance et se satisfont d'une humiliation qui préserve leurs biens. Elle revient surtout à ceux qui les abandonnent. Faire respecter la loi et régner l'ordre, cette mission que les pouvoirs publics revendiquent, et exhibent, sans cesse n'a à l'évidence plus la même universalité que lorsque Max Weber y trouvait le seul principe susceptible de définir sans ambiguïté la nature de l'État. Depuis bien longtemps, ou depuis quelques années, certains acteurs ont manifestement réussi à s'approprier une portion de cet usage légitime de la violence physique : et il serait sans doute du plus grand intérêt de retracer la genèse, l'ethnologie, et la cartographie de cette appropriation.