On ne perd jamais son temps à consacrer, périodiquement, quelques instants à fouiller le site de l'Atelier Parisien d'Urbanisme. À la différence de son voisin, le Pavillon de l'Arsenal, qui détient lui aussi une malle aux trésors mais se consacre seulement à l'architecture, l'APUR produit en effet une profusion d'études relatives à un espace qui s'étend jusqu'aux franges provinciales d'une aire urbaine définie par l'INSEE, et qui s'intéressent essentiellement aux questions de logement, d'aménagement, de déplacements, d'emploi, de démographie, d'environnement. On se contentera pour l'heure de produire un peu de sociologie spéculative en s'appuyant sur une étude récente, sur sa première partie en fait, laquelle présente le bilan de huit ans d'exploitation du système de vélos en libre-service parisien. Le document, mélange d'informations inédites et de commentaires lénifiants, devra parfois être un peu brutalisé pour dévoiler une réalité qu'il tend à dissimuler, réalité, évidemment, bien plus sombre que celle que présente la mairie. Sinon, ce ne serait pas drôle.

Véli'b, aujourd'hui, offre de l'ordre de 19 000 vélos accessibles dans 1 238 stations, dont 232 installées en proche banlieue, et implantées selon une trame régulière qui devient un peu plus large dès que l'on sort des limites de la ville. Autant dire que les différences dans l'utilisation de cette offre uniforme seront particulièrement significatives ; de fait, celles-ci sont énormes. Entre le 11e arrondissement et Les Lilas, une commune que l'on trouve trois kilomètres plus loin, le taux de rotation des vélos, lequel détermine la rentabilité de ces équipements identiques, varie d'un facteur 15. Le Véli'b a son royaume, ce petit quart nord-est de la capitale borné par la Seine au sud, le boulevard de Sébastopol à l'ouest et l'enceinte des fermiers généraux ailleurs : 3e, 4e, 10e, 11e arrondissements. Là s'exprime clairement l'utilité d'un mode de déplacement qui, comme l'écrivent pudiquement les auteurs de l'APUR, "doit s'appuyer sur une autorégulation qui ne peut exister dans des quartiers monofonctionnels".
Il est, en d'autres termes, inutile aux commuters, ceux qui, chaque matin, se déplacent de leur domicile à leur lieu de travail, et font le trajet inverse le soir. Un système de vélos en libre-service implique que ses stations soient alimentées en permanence, et doit donc toujours disposer d'utilisateurs désireux de se déplacer dans des directions opposées. D'où les problèmes majeurs que posent les hauteurs, Montmartre ou Ménilmontant. D'où, à l'inverse, le succès du système dans ces quartiers centraux plats, denses, jeunes et animés, où il sert sans doute largement à assurer sur de courtes distances des déplacements nocturnes.

Mais le Véli'b connaît aussi son enfer. En page 13, l'étude de l'APUR présente une cartographie inédite de la délinquance, avec la répartition de ces stations "fermées préventivement" par l'exploitant du service, pour lequel cette interruption de l'activité vaut comme ultime recours contre les vols et le vandalisme. À très peu d'exceptions près, ces points se trouvent tous sur les lisières des 19e et 20e arrondissements, et dans la banlieue proche, Pantin, Bagnolet, mais pas aux Lilas où, décidément, le vélo n'intéresse personne. Les déprédations dont sont victimes ces engins pourtant conçus pour être aussi peu attirants que possible ont toujours représenté un problème majeur dont l’acuité n'a pas diminué au fil du temps puisque, en 2014, comme pour l'année précédente, 100 % du parc a été volé. Certes, 90 % de ces Véli'b disparus finissent par être retrouvés, mais souvent en si mauvais état qu'ils doivent être détruits : ainsi, chaque année, vols et vandalisme obligent à renouveler plus d'un tiers du parc.
On comprend alors pourquoi un Frédéric Héran, pourtant chaud partisan du développement du vélo, en vienne à considérer qu'il serait économiquement plus rationnel que les municipalités, au lieu de mettre en place un système financé pour l'essentiel par le contribuable et dont les coûts, comme le montre l'étude de l'APUR, ne risquent pas de diminuer, offrent à chacun sa bicyclette.

Voilà bien longtemps, on avait spéculé sur l'intérêt heuristique du vélo en libre service, le déploiement d'une offre identique dans nombre de villes européennes laissant espérer un fort potentiel d'expériences naturelles. Même s'il reste assez succinct, le travail de l'APUR ouvre ainsi quelques pistes, parfois à demi-mot lorsque l'on croit comprendre que s'en prendre à un Véli'b relève de l'exploit facile auquel peut céder un adolescent. Pousser plus loin l'investigation sociologique impliquerait de disposer de données plus détaillées lesquelles, nécessairement, existent, et pourraient être anonymisées avant d'être mises à la disposition des chercheurs. Ainsi, on saurait quelles catégories sociales utilisent le système, à quel moment de la journée, et à quelles fins. Alors, sans doute, de façon au fond assez banale, on découvrirait des usages, retours nocturnes de spectacles ou promenades du dimanche après-midi, forts différents de ceux que le promoteur du système espérait, eux qui permettent seuls de justifier un coût supporté par la collectivité, et donc très majoritairement par ceux qui ne l'utilisent pas. Nul doute que la mairie de Paris, qui se veut si exemplaire quant à la publication de ses jeux de statistiques, se montrera sensible à une telle requête.