Certains déséquilibres, profonds et durables, entre offre et demande se trouvent parfois, pour de simple raisons réglementaires, bien difficiles à combler. Ainsi en est-il de l'adéquation entre les lieux de culte existants, et la demande de fidèles qui ont la mauvaise idée de ne pas adhérer à la religion historiquement dominante dans notre beau pays, le catholicisme. Tel est, bien sûr, le cas des musulmans qui, arrivés en grand nombre au cours des dernières décennies en provenance de pays fort variés, ont de plus la propriété contrariante d'entretenir des conceptions très divergentes, et parfois violemment opposées, d'une religion qui, à l'inverse du catholicisme, n'a rien de monolithique. En vigueur sur la quasi-totalité du territoire métropolitain, la loi du 9 décembre 1905 rajoute un degré à la complexité de cette situation, puisqu'elle interdit à la puissance publique de se mêler de ces affaires, donc d'aider qui que ce soit à construire quelque infrastructure religieuse que ce soit.

Et pourtant, d'une façon ou d'une autre, il faut bien que, sauf à laisser aux pays de la Péninsule arabique le soin de financer ce culte, et cela, bien évidemment, de la manière la plus transparente et sans entretenir l'ombre d’une arrière-pensée politique, l’État intervienne. La solution sera trouvée en partie grâce au travail d'orfèvre du spécialiste en la matière, le Conseil d’État lequel, rendant une série d'arrêts, permet que les deniers publics servent à la construction de mosquées, à la condition impérative de ne pas les appeler ainsi. Supposés offrir des services culturels accessibles à tout un chacun, tout en offrant aux musulmans un lieu où pratiquer leur religion dans des conditions convenables, les Centres Culturels et Cultuels Musulmans sont nés de cette façon, et portent la marque des bons compromis, ceux qui ne mettent en fureur que les extrêmes, de quelque bord qu'ils soient. Sortir de la clandestinité permet en outre de voir émerger des bâtiments de fort bonne qualité architecturale.
À Boulogne-Billancourt Pierre-Louis Faloci, déjà auteur de la jolie petite église de l'opération Paris Rive Gauche, a livré en 2011 un bâtiment qui vaut un peu comme un prototype du genre, la discrétion quant à sa fonction cultuelle ne se retrouvant guère que dans les synagogues récentes, telle celle de la rue Jean Nohain. À Paris, à la Goutte d'Or, Yves Lion construit sur deux emplacements distincts un Institut des Cultures d'Islam qui regroupe annexes de la Grande Mosquée de la rue Saint-Hilaire et équipements culturels divers. À Clichy-la-Garenne, les choses se sont révélées être un peu plus compliquées.

Historiquement, diverses associations locales concurrentes se sont partagées des lieux de culte improvisés, provisoires, puisque l'un d'entre eux devait être démoli pour laisser la place à une école maternelle, et parfois insalubres. Mais la solution du Conseil D’État a permis l'ouverture en 2013 de l'un de ces CCCM, aménagé par l'agence Croixmarie/Bourdon dans un ancien entrepôt situé à proximité de l'axe de circulation majeur qui traverse la ville du sud au nord, dans une petite rue pas trop éloignée du centre. Le soin apporté à une réalisation qui, comme les autres, ne porte extérieurement aucune marque distinctive, la surface disponible, l'agencement qui permet de séparer nettement le cultuel du culturel, la situation géographique assez favorable, contribuent au succès d'une opération qui, à peu de frais, satisfait toutes les parties intéressées. Hélas, elle souffre d'une faille irrémédiable, puisque, loin des baux accordés pour 99 ans qui sont la règle du genre, l'association locale qui la gère ne l'occupe qu'à titre provisoire, le bail prenant fin dès 2016.

Or, en 2015, à cause d'un dommage électoral collatéral, la ville, socialiste depuis le congrès de Tours, passe sous pavillon Les Républicains. La première tâche du nouveau maire consistera à publier sa photo sur tous les panneaux d'affichage municipaux. Son prédécesseur étant resté trente ans en poste, on comprend qu'il éprouve un besoin impératif d'être reconnu par ses concitoyens. Mais, très rapidement, il revendiquera l'usage du CCCM, dont les locaux accueilleront une médiathèque qui, naturellement, existe bel et bien, depuis des décennies, dans le grand bâtiment administratif qui marque le centre de la ville. Cette implantation, en d'autres termes, a tout du prétexte, mais un prétexte profitant de la meilleure des justifications, la culture, pour tous. Les musulmans, quant à eux, devront aller prier ailleurs, dans une salle de fortune aménagée en un lieu stratégique. Le sinistre immeuble de bureaux qui l'accueille se situe en effet à une centaine de mètres de la Seine, qui borde la ville côté nord, et à guère plus de dix mètres de la limite communale et départementale qui sépare Clichy de Saint-Ouen. Impossible, en d'autres termes, même au bout de longues recherches, de trouver lieu plus excentré, plus éloigné des habitations, plus inadapté à sa nouvelle tâche. Naturellement, les fidèles protestent. Ferme sur le fond le maire, dans un geste d’une bouleversante générosité, leur laisse jusqu'à la fin du ramadan avant de vider les lieux.

La cérémonie d'inauguration de cette nouvelle implantation donne une idée des enjeux clientélistes qui sous-tendent ce déplacement. La présence du responsable d'une structure musulmane de dimension nationale et plutôt bien en cour laisse suspecter un renversement d'alliances, l'association locale gérant l'ancien CCCM payant sans doute son lien avec le pouvoir socialiste, tandis que le CFCM sera ravi de se voir ainsi offrir le contrôle d'un lieu de culte qui lui échappait. Mais, de façon plus élémentaire, on ne peut s'ôter de l'idée que le bâtiment de Croixmarie/Bourdon, au fond, était bien trop beau pour des musulmans, lesquels doivent s'estimer heureux qu'on ait la bonté leur concéder un lieu pour leur pratique. Et l'on se doit de constater aussi qu'on trouve là une bien étrange façon de décourager les vocations salafistes.