À l'évidence, la configuration du jour d'après n'avait pas du tout été prévue, et fort mal préparée. Désemparée, démunie, dépitée, la presse sérieuse, par un étrange paradoxe, semble brutalement privée de sa faculté d'analyse et réduite à des réactions purement émotionnelles, se contentant d'étaler son aigreur et sa frustration, résonnant d'appels à prendre le maquis et à financer l'insurrection. Sûrement, il doit avoir des choses plus intelligentes à raconter sur les conditions qui ont amené un candidat parfaitement exotique, une sorte d'hybride entre Boris Johnson et Silvio Berlusconi, à poser pour quatre ans son rond de serviette dans le bureau ovale. On aborde cette question en toute innocence, puisqu'en agissant ainsi on sort largement de son domaine de compétence. Hélas, il se trouve qu’une des raisons d'être de ce blog consiste à produire un contenu qu'on aurait souhaité lire ailleurs sans, par paresse sans doute, avoir réussi à le trouver. Les lignes qui suivent risquent donc d'être sévèrement jugées par les experts. Mais, après tout, yolo.

Car la question n'est pas tant de savoir pourquoi ce Républicain-là, puisqu'elle aurait due être épuisée dès lors qu'il a été choisi comme candidat du parti, mais bien pourquoi un Républicain. En 2016 comme en 2000, donc pour la deuxième fois en cinq scrutins, le candidat élu a obtenu moins de suffrages que son adversaire, situation qui, au siècle dernier, ne s'était jamais produite. Appeler comme explication la spécificité d'un vote indirect, qui se déroule État par État et selon des modalités qui, de plus, ne sont pas homogènes, ne saurait suffire.

Une des particularités du système politique américain tient en la création, fort peu de temps après l'indépendance, d'un bureau du recensement dont la fonction première n'était pas fiscale ou démographique, mais politique. Suivant au plus près l'évolution de la population et sa répartition géographique, il devait assurer au Congrès une représentation équitable, modifiant selon les besoins les circonscriptions électorales. Il avait aussi la fonction accessoire d'établir une stratification de la population selon des critères ethniques. Renouvelée tous les dix ans, cette procédure permettait donc de suivre l'évolution explosive d'une démographie alimentée par une immigration constante ; mais elle permettait aussi de mettre constamment à jour l'état des rapports de force entre la catégorie dominante, et les autres.
On a déjà eu souvent l'occasion de recourir aux travaux d'un grand sociologue méconnu, Joseph Gusfield. Dans un livre tiré de sa thèse consacrée aux croisades anti-alcooliques, il montre ce que ces mouvements pour la tempérance doivent à la volonté de ceux qui les animent de conserver et d'imposer, contre des vagues successives de migrants dotés d'habitudes déplorables, un mode de vie qui caractérise leur statut social et justifie leur domination. Sociologue, Joseph Gusfield ne traite que de l'aspect symbolique de tentatives qui s'expriment nécessairement par d'autres canaux, institutionnels en particulier.
Ainsi en est-il du gerrymandering, cet art subtil du déchiquetage de circonscriptions électorales qui permet au gouverneur d'un État d'assembler des pièces éparses où, à l'inverse, d'éclater un regroupement homogène, une ville en particulier, de manière à favoriser un camp dont il semble bien qu'il soit, le plus souvent, Républicain. Mais bien d'autres techniques existent, et qui visent le même but. Lors de ces élections, des observateurs ont pu remarquer une bien curieuse pénurie, celle des bureaux de vote dans des quartiers plutôt populaires, laquelle se manifeste par des queues interminables, propres à décourager les moins convaincus, ou les plus occupés. D'autres ont relevé des exigences particulières, et nouvelles, en matière de pièces d'identités, qui ont permis d'éliminer un certain nombre de votants, lesquels se trouvaient précisément appartenir aux catégories sociales les plus favorables aux Démocrates. Et si le système électoral ne permet à ces derniers d'être élus qu'en gagnant significativement plus de voix que celles dont leurs adversaires ont besoin pour aboutir à un dénouement identique, on comprend tout le bénéfice que les Républicains peuvent retirer du jeu de ces tactiques, et de leur accumulation.

Aussi n'est-il même pas besoin d'invoquer le spectre du racisme, cette explication commode grâce à laquelle on peut éviter de penser ce qui fait peur, le fait que le fonctionnement ordinaire d'institutions réputées sans doute à tort comme exemplairement démocratiques puissent produire un tel résultat, pour comprendre le succès d'un Donald Trump. Le recensement décennal avec sa classification ethnique montre l'affaiblissement progressif de la catégorie politiquement dominante, ces blancs majoritairement électeurs du parti républicain. Leur mobilisation vise, comme toujours, à maintenir un statu-quo face à une évolution démographique qui leur est de moins en moins favorable. On a donc affaire à une tendance lourde et de très long terme, pas à un caprice volatil pour une caricature d'homme nouveau. Et le pouvoir dont celui-ci dispose désormais, en particulier au travers de la Cour suprême, lui permettra de conforter son camp, et pour longtemps. Ça risque de mal se passer, et de finir encore plus mal.