Indubitablement, c'était une bonne idée. Si bonne qu'il eut été dommage de tout gâcher d'un coup. Désormais, un peu comme avec ces jeux vidéos dont les déclinaisons se développent à l'infini en promettant des plaisirs sans cesse renouvelés, Réinventer Paris ne cesse de s'étendre, sur l'espace géographique comme dans le champ institutionnel. La Métropole du Grand Paris, cette strate qui recouvre l'ancien département de la Seine agrandi de quelques dépendances et qui vient s'intercaler entre départements et région, vient donc d'annoncer les résultats de sa propre compétition architecturale. Et c'est géant, tellement plus grand, plus haut, plus fort que le ridicule petit concours parisien avec ses choux et ses carottes, lui qui fait si provincial à côté avec comme unique morceau de bravoure le projet des 1000 arbres. Ici, plus question de ré-accommoder des restes, ces quelques bouts de friches et autres garages à l'abandon qui formaient le maigre capital foncier de Réinventer Paris.
Il faut dire que, en sortant de la capitale, la densité baisse de moitié et le foncier abonde. Dès lors, on avait de quoi voir large : 51 lauréats dont Batiactu fournit un catalogue raisonné, plus de 7 milliards d'euros à investir, 14 000 logements, 53 9000 emplois qui s'installeront dans de nouveaux bureaux, et des stars à foison. Le concours revendique ainsi la participation d'Architecture Studio, d'Édouard François, de Dominique Perrault, de Kengo Kuma, de l'inévitable Shigeru Ban et des nordistes, l'OMA, MVRDV, Snøhetta pour un premier projet français, sans oublier une figure tutélaire d'exception, Lord Richard Rogers, architecte du Centre Pompidou et du tribunal de Bordeaux.
Parfois de manière fort spectaculaire, parfois au prix d'une banalité qui en devient provocante, on trouve surtout là un prétexte à quantité de classiques programmes de logements et de bureaux, qui viendront bien souvent entourer les gares du futur réseau extra-métropolitain, et en particulier ce déjà célèbre carrefour Pleyel dont l’aménagement touche à la démesure. Ne sachant trop où donner de la tête, on va essentiellement s'intéresser à un lieu où l'on a ses habitudes, la Maison du Peuple de Clichy-la-Garenne.

Monument historique, la Maison du Peuple possède tous les inconvénients associés aux entassements de pierres branlantes qui représentent l'essentiel de cet inventaire sans posséder leur avantage décisif, ce charme inégalable qui fait l'admiration du public et la fierté des maires, ce pourquoi ils jugent indispensable de consacrer des sommes considérables à rénover un modèle de bâtiment qui existe à des milliers d'exemplaires dans tout le pays. Unique au monde, la Maison du Peuple souffre, entre autres, de cette qualité de prototype qui rend son entretien fort onéreux, d'autant que la mécanique complexe de cette construction modulable n'a jamais vraiment fonctionné. Les réhabilitations déjà entreprises l'ont été si lentement, et si partiellement, qu'elles impliquent de tout reprendre depuis le début une fois les travaux terminés. Proposée au concours de la Métropole, elle y jouait un peu le rôle de cette cousine éloignée au physique ingrat dont on a la charge, et pour laquelle il faut impérativement trouver un prétendant.

Son prince charmant sera le Groupe Duval associé à un collectif d'architectes où l'on retrouve Rudy Ricciotti avec son amour du béton finement ciselé et des projets tonitruants, Antoine Dufour et LBA. Et ils arrivent avec une proposition radicale puisqu’il s'agit de bâtir une surélévation un peu spéciale, une tour de vingt-sept niveaux qui surplombera l'aile ouest du bâtiment, autrefois maison des syndicats, aujourd'hui désaffectée. Édifiée par dessus trois niveaux d'un parking souterrain qui n'existe pas encore, transperçant le monument historique, le projet, pour de très vulgaires raisons techniques, financières et réglementaires laisse déjà un peu sceptique. Mais ses effets sociologiques intriguent encore plus.
Aujourd'hui, seul un marché bihebdomadaire anime la Maison du Peuple. À l'intérieur, la traditionnelle variété de commerces de bouche ; à l'extérieur, vêtements et chaussures destinés à une clientèle pour laquelle seul compte un prix le plus bas possible. Une offre qui correspond bien à une ville pas vraiment pauvre, mais pas loin de l'être. À la place, on aura donc du "fooding avec food-court bio", une librairie, une annexe du Centre Pompidou  ; par dessus, on nous promet un hôtel quatre étoiles, un restaurant, une centaine de logements avec vue imprenable sur le palais de justice de Paris, et un toit végétalisé avec, inévitablement, ses ruches et son potager.
On coche ainsi toutes les cases du bingo anglo bobo, le co-working, le fooding, le fitness, et même si l'on doit déplorer l'oubli du fablab, toutes les marques du prestige bourgeois, tous les poncifs de l'écolo urbain, sans oublier l'indispensable hommage à la culture légitime, version avant-garde. Les concepteurs réussissent l'exploit de cumuler en un unique lieu rigoureusement tous les critères de la distinction. Le paradis du bourdieusien, en somme.

À quoi rêvent les édiles de la Métropole ? De quelle manière pensent-ils métamorphoser leurs territoires délaissés en ce genre de Blade Runner diurne et ensoleillé ? Quelle population éternellement jeune, active et fortunée viendra, par la magie d'un réseau de transport extrêmement coûteux et encore à construire, s'installer ici, aux dépens des gens modestes qui habitent déjà ces lieux ? Les obstacles, techniques, financiers, sociaux, sont si nombreux que ce vertigineux concours vaut surtout par ce qu'il révèle de l'imaginaire de l'aménageur, son uniformité, sa superficialité, son obsession pour le dernier truc à la mode qu'il faut intégrer en priorité. La réalité, ce bien vilain génie, se chargera-t-elle de faire en sorte que les choses tournent mal ?