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La très longue histoire des révoltes fiscales françaises, auxquelles Charles Tilly consacre une large place dans son ouvrage classique, La France conteste, connaît donc aujourd'hui un épisode inédit, qui fait intervenir de nouveaux acteurs avec, en termes de mobilisation, si l'on regarde les choses avec une petite connaissance de l'analyse des mouvements sociaux, un succès impressionnant. Car, même dans un pays où, plus que beaucoup d'autres en Europe, la revendication échappe rarement au détour de la rue, convaincre autant d'individus de passer de la récrimination à l'action, de la protestation verbale à l'occupation du terrain, ne va pas de soi, et d'autant moins lorsque, comme c'est ici le cas, l'initiative cumule les handicaps.
Celle-ci, en effet, se singularise d'abord par son absence de structuration préalable, puisqu'aucune organisation revendicative établie, syndicale ou autre, ne participe à la préparation de l'événement. Plus encore, elle devra se passer du soutien des quelques spécialistes du mode d'action envisagé, occupation de points stratégiques sur le réseau routier ou ralentissement de la circulation sur les grands axes. Coutumières de ce genre de répertoire ni les organisations de camionneurs, ni la fédération des motards grognons ne participeront en tant que telles au mouvement. Enfin, elle devra, en un temps très bref, rassembler suffisamment de volontaires pour faire de la journée inauguratrice de la contestation un succès.
Quand bien même il ne s'agissait au départ que d'y consacrer son samedi, réussir à mobiliser aussi rapidement autant d'anonymes relève de l'exploit. Sans doute, d'ailleurs, une analyse ethnographique de la mobilisation relèverait-elle nombre de socialisations préalables, comme autrefois chez les fondateurs de la FFMC, souvent venus des moto-clubs pirates. Au moins, pour réconforter l'analyste désemparé devant tant d'infractions aux théories de l'action collective, ce mouvement naît-il grâce à l'indispensable élément déclencheur, seul en mesure de cristalliser un mécontentement latent. En l'espèce, il s'agit de cette brutale hausse du prix des carburants qui fait suite à une longue phase de repli des prix du pétrole, hausse amplifiée par une taxation présentée comme vertueuse, laquelle permet à son tour de désigner le coupable le plus universel puisque responsable par défaut de tous les maux, l’État.
Confus, désorganisé, contradictoire, ce mouvement rappelle dans son mode d'action jusqu'au-boutiste, majoritairement illégal et potentiellement violent, dans sa composition sociale, dans son répertoire d'action, dans sa géographie même, ces protestations d'ouvriers bloquant leurs usines, lesquelles constituent souvent le seul employeur industriel d'une ville isolée, tout en menaçant, faute d'accéder à leurs revendications impossibles à satisfaire, de tout faire sauter. Sauf que les protestataires du week-end ne sont plus quelques
centaines mais, au pic de la mobilisation et selon la police,
280 000.
La pire des politiques, pour un pouvoir confronté à une telle opposition, massive, brutale, aux développements imprévisibles, et dont on peut mesurer l'efficacité en dénombrant les ronds-points bloqués, les camions immobilisés, les zones commerciales désertées serait de faire le dos rond, d'attendre que ça se tasse tout en laissant la police, ici et là, rétablir provisoirement l'ordre, de compter sur l'offensive précoce du général hiver pour renvoyer les occupants dans leurs foyers. C'est pourtant bien ainsi que, pour l'heure, il réagit.
C'est que le gouvernement avait un plan, celui, dit-il, de réussir la transition énergétique, qu'il présente comme une espèce
d'obligation sacrée, une lutte pour que cette fin de l'histoire-là soit enfin définitive, plan assorti de promesses, de petits cadeaux et de jolies images. Et, affirme-t-il, il s'en tiendra fermement à sa feuille de route. Or, ironiquement, la justification essentielle de ce plan, l'impérieuse diminution des émissions de dioxyde de carbone se trouve, dans le cas particulier d'un des pays les plus vertueux de l'OCDE, simplement, vaine. On l'a déjà dit, lorsqu'on ne représente même plus 1% des émissions mondiales de CO2, les efforts ne sont plus à faire ici, mais chez les voisins. S'il existe une technologie à abandonner aussi tôt que possible, c'est le charbon et pas le diesel. Et si le levier de la fiscalité conserve un intérêt, c'est pour inciter à l'économie face à la diminution des ressources en général et du pétrole en particulier, diminution inévitable mais ni linéaire ni programmable. Un effort à poursuivre sur le long terme, des paliers faibles et progressifs, une politique stable, une visibilité permettant à chacun de faire ses arbitrages sans craindre d'être pris au dépourvu par les caprices des puissants, en somme exactement le contraire de la politique actuelle qui joue d'un côté la conversion à marche forcée vers ce mirage du
tout-électrique qui pour l'heure vit essentiellement de subventions, et de l'autre la fin du moteur thermique, illusion aussi impraticable que socialement dommageable du fait de ses multiples effets de composition, lesquels toucheront massivement et de façon répétée les plus faibles.
Mais sans doute est-il bien plus facile de contraindre ses propres citoyens que les entreprises de son premier partenaire européen, lesquelles profitent sans complexe de tarifs préférentiels sur une électricité sale. Prêtes à renoncer au principal atout énergétique du pays au nom d'on ne sait quel fétichisme de la promesse à tenir, fût-elle absurde, les politiques menées en France depuis vingt ans méprisent la réalité, qu'elle soit technique, économique ou sociale. Avec cette révolte aussi soudaine qu'inédite, la réalité a commencé à se venger