Dans la France bien organisée de la reconstruction d'après guerre mondiale et des Trente glorieuses, l’État centralisateur déployait son action grâce à diverses structures, chacune propriétaire d'un petit bout de problème, chacune dotée d'une compétence thématique précise, chacune, au fond, pièce d'un ensemble global à peu près cohérent, relativement efficace, et attaché aux réalités du terrain. Ainsi, pour tenter de développer autre chose que la seule capitale, une Délégation à l'aménagement du territoire vit le jour en 1963. Le ministère de l’Équipement, qui gérait alors, via ses directions départementales et leurs subdivisions, un maillage territorial étroit, disposait quant à lui de ses propres bureaux d'études, avec huit centres régionaux et une structure spécifiquement urbaine, le CERTU. Fusionnées, absorbées, dissoutes lors du toilettage intégral des années 2000, ces structures, et d'autres telles le SETRA, le service d'étude des routes et autoroutes, ont disparu, leurs restes étant éparpillés ici dans un Commissariat, là dans le CEREMA.
Malgré tout, l'activité perdure. L'Observatoire des territoires, rattaché au commissariat éponyme, vient ainsi de publier un document qui, sur la thématique très fréquentée des déplacements domicile-travail, mérite largement d'être commenté tant il se distingue, sur plusieurs plans, des publications routinières que l'on trouve ici ou .

S'ouvrant sur un aperçu à l'échelle européenne aussi court qu'intéressant, le rapport a comme première vertu de s'appuyer sur un corpus d'études méconnues. Depuis des décennies, les agents des organismes fusionnés aujourd'hui au sein du CEREMA réalisent, selon des modalités proches de l'étude périodique sur les déplacements de l'INSEE, des enquêtes s'intéressant aux déplacements des ménages dans nombre de zones urbaines. La base de données ainsi constituée souffre de défauts exposés dans le rapport, puisqu'elle s'étant sur un intervalle temporel assez large, et qu'elle manque d'exhaustivité, ne couvrant que 60 % de la population nationale. Il n'empêche : avec plus de 250 000 ménages retenus, elle offre une précision, et une robustesse, bien supérieures à l'enquête périodique de l'INSEE, laquelle ne recense que 21 000 ménages.

Il devient alors possible de décomposer de multiples manières la question des déplacements quotidiens. Assez souvent, les autorités vont à l'essentiel, et on caricaturera à peine en affirmant qu'elles ne s'intéressent guère qu'au mode, et à la durée, du transport des résidants de l’Île-de-France dans le trajet aller-retour quotidien qui leur permet de travailler dans la capitale. Le poids de la région, l'importance des effectifs concernés justifient certes un traitement spécial, et le rapport de l'observatoire n'y échappe pas, notant comme d'autres le temps particulièrement élevé perdu dans les déplacements, et l'importance des transports en commun. Mais il ne se contente pas de cette forme de programme minimum, et, en comparant les trajets en termes de kilomètres parcourus avec, d'un côté, l'Île-de-France et, de l'autre, le reste du pays, montre à quel point l'usage de l'automobile reste totalement dominant.
Si importante que soit la part des transports en commun dans la région capitale, elle reste un peu inférieure à celle de l'automobile. Et les utilisateurs de deux-roues motorisés qui, tradition du CERTU oblige, n'ont pas été oubliés dans l'affaire, parcourent quatre fois plus de kilomètres que les cyclistes. Ailleurs, tout change : la part des deux-roues, à moteur ou pas, passe du marginal à l'anecdotique, le recours à la marche se réduit tout en restant significatif, et l'automobile écrase tout.

Mais l'intérêt essentiel du document se trouve sans nul doute dans l'analyse détaillée qu'il propose de la mobilité rapportée aux catégories sociales. Ainsi, après les artisans et commerçants, les ouvriers fournissent le plus gros contingent d'automobilistes, et plus encore en Île-de-France que dans le reste du pays, et cela parce que leurs trajets s'effectuent essentiellement de banlieue à banlieue, alors que les réseaux de transports sont majoritairement concentriques. Les distinctions sociales associées aux déplacements se trouvent remarquablement résumées dans un graphique reproduit sur la page 25 du rapport, lequel associe, en fonction de la zone de résidence, habitats et emplois, et illustre les mouvements des uns vers les autres. En majorité, les actifs parisiens sont des cadres qui travaillent pour moitié sur place, et profitent donc de trajets très courts, pour moitié en banlieue. Les employés, la seconde catégorie la plus fournie, viennent principalement de banlieue. La capitale compte peu d'emplois ouvriers, et très peu de résidants appartenant à cette catégorie. Et là encore, Paris relève de l'exception : alors que, du fait de sa surface ridicule, on constate une énorme disproportion démographique entre la capitale et sa banlieue, la situation se révèle ailleurs bien plus équilibrée, avec une répartition équitable des habitants entre ville-centre et périphérie, et une structure sociale beaucoup moins concentrée, où emplois comme résidences des ouvriers sont distribués à peu près à égalité entre le centre et la banlieue, et même si le centre draine massivement des employés venus des alentours.

Noter que la hiérarchie spatiale est avant tout une hiérarchie sociale relève à l’évidence du truisme. Il en va de même avec la constatation selon laquelle, qu'il s'agisse des lieux d'habitation ou d'emploi, les contraintes s'empilent en raison inverse du capital, financier, culturel et social dont disposent les citoyens. Et, comme le rappelle le rapport, ces contraintes pèsent plus encore sur les femmes qui doivent le plus souvent, à côté de leurs activités professionnelles, gérer les tâches domestiques et familiales. Bien à l'abri dans ses paisibles quartiers centraux, on peut se donner le beau rôle, et jouer les donneurs de leçons perché sur son vélo. Mais pour la majorité, en province, en périphérie, il n'existe pas d'autre moyen de résoudre les problèmes chaque fois spécifiques des trajets quotidiens que le recours à un véhicule individuel à moteur thermique, lequel se trouve être, presque toujours, une automobile. Déclarer la guerre à ce mode de déplacement ne résoudra rien. Mais on peut toujours rêver de la voiture volante.